Philippe Cocconi : la quête de la liberté

Par Germain Chamot

©Sébastien Chaventon

Pour toi qu’est-ce que signifie « Jiyu Waza » ?

Jiyu Waza signifie liberté. Jiyu Waza est le but : fournir une réponse adaptée à une situation changeante et unique. Au fil des années j’ai compris qu’il n’était pas possible de systématiser l’apprentissage de ces situations d’adaptations. Je le vis et j’en parle comme quelque chose de non palpable, intraduisible, mais qui véhicule une puissante énergie.

Comment l’enseignes-tu ?

Je l’enseigne maintenant sous forme d’exercices où la réponse technique à une « attaque » (lexique d’Aïkido) libre est systématiquement le fruit de la bonne gestion des courts instants qui précèdent l’application de la technique. Il faut prendre en compte la personne, sa trajectoire, sa vitesse, sa distance et les opportunités disponibles pour elle en fonction de ces éléments. Le plus souvent je fais travailler avec plusieurs attaquants. Cela permet d’avoir à gérer une attitude nouvelle à chaque attaque et oblige de s’adapter à chaque attaquant. Nous constituons un grand cercle de 5 ou 6 personnes autour d’une personne. Puis je donne le départ, et des consignes en utilisant les prénoms mais aussi des numéros attribués en amont. Difficile de le rendre clair sans être en situation…

On divise souvent la pratique en deux. D’une part l’étude du Kata et d’autre part la pratique dite « libre » ? Qu’en penses-tu ? Est-ce judicieux ? Peut-on trouver d’autres façons de s’entraîner ?

Je crois profondément à la pratique du « Kata ». Il est pour moi le support des éléments techniques nécessaire à la pratique. Il impose de la part des protagonistes une compréhension du contexte dans lequel la technique va être appliquée ainsi que son domaine d’application. Il s’agira ensuite pour le pratiquant de reconnaître le contexte qui permet son application et non pas la technique appropriée au contexte. Mais le Kata est un passage, pas un but.

Par exemple, apprendre à passer les rapports de boîte sur un véhicule est important. Mais tout le monde l’a appris véhicule à l’arrêt, pas en route ! Une fois l’apprentissage passé personne ne prend cette technique comme un élément conscient que l’on réalise dans l’exacte position où on l’a appris. Changer de rapport avec le téléphone à l’oreille en buvant un café tout en fermant la fenêtre de la voiture à 150km/h fait appel à la même technique, elle ne change pas, le contexte lui change mais n’altère pas le résultat de cette action au point ou elle ne peut pas être réalisée… La technique doit être cela, rien d’autre !

La pratique libre crée des situations et entraîne le pratiquant à adopter des comportements appropriés. Il n’y a pas de séparation entre Kata et travail libre puisque seul le travail libre est le but, pas la technique ! Les séparer reviendrait à leur donner un espace ou une place équivalente, or la technique est gérée dans un espace transitoire qui est celui de son apprentissage, de son application. Elle se place comme un outil aidant à la création, pas comme une création. L’application libre de la technique est gérée dans un espace continu, immuable, instantané, fugace, changeant. La pratique commence là.

Aujourd’hui mon enseignement consiste à identifier le but, à le nommer, puis à réfléchir à ce dont on a besoin pour le réaliser, de manière cartésienne, précise, progressive. Chaque élément jugé comme nécessaire pour y arriver sera alors étudié, testé et appliqué. Souvent un nouvel élément nécessaire apparaît lors de l’étude ou des tests. Dès que la vision des éléments devient floue, illisible, confuse, il faut s’arrêter et revenir sur le dernier élément indiscutable et comprendre pourquoi on s’est perdu. Cela demande une auto prise en charge des pratiquants. Cela leur demande d’identifier et de comprendre ce qu’ils recherchent.

Avec Alain Tauch, NAMT 2017

En quoi Jiyu Waza peut être ou doit être différent du combat ?

Technique libre et combat ne sont pas liés. Si le contexte est un « combat », la liberté technique sera un élément (quelque soit le type de « combat »). Si le contexte est le travail libre, la liberté technique est l’objet et pas un élément. Je ne dis pas que cela n’a rien à voir parce qu’ils ne sont pas dépendants l’un de l’autre.

Peut-on réellement accéder à une pratique « libre » dans le contexte encadré du dojo et ritualisé de l’entraînement ?

En réalité l’encadrement est une nécessité humaine, à un moment donné quelqu’un prend la main et « enseigne » aux autres. La version basique usuelle c’est que c’est toujours le même qui enseigne. Dans d’autres situations l’enseignement peut être le fait de plusieurs intervenants au sein d’un même groupe en fonction par exemple des compétences et de la nécessité à les étudier à ce moment.

Le rituel est important si le but est d’être capable de s’en détacher, le rituel ne doit pas être l’outil de maintien de l’ordre dans le groupe (Reishiki l’étiquette et Reigisaho le « savoir vivre », version personnelle librement adaptée…).

Quand j’ai accepté d’être CER à Paris, j’ai demandé à ce que je puisse saluer avec les gars dans la ligne et non pas au Kamiza… (comme on le fait au Jodo ou au Iaïdo) On m’a gentiment fait comprendre que ma vision était un peu trop avant-gardiste… Moi je voulais « crier » que les pratiquants devaient exiger le meilleur des intervenants et ne pas se contenter de recevoir sans cesse un enseignement des bases sous prétexte qu’on n’a pas le niveau requis pour aller plus loin. Ainsi, saluer n’importe qui placé au Kamiza, se lever et refaire sans remettre en question ce que cette personne montrait posait un gravissime problème pour la pratique.

Bien sûr, il ne s’agissait pas de mettre un coup de tête à l’intervenant parce qu’on n’aimait pas ce qu’il faisait ou parce que ses techniques n’étaient pas celles des forces spéciales. Il s’agit d’avoir les explications fondamentales nécessaires à la compréhension du cours donné par cet intervenant à ce moment-là. C’est une revendication, une exigence de cohérence.

Fais-tu pratiquer Jiyu Waza avec les armes ?

Oui, au Ken et au Tanto. En revanche, je n’ai jamais réussi à comprendre comment placer la pratique du Jo. Je n’y arrive pas, je cherche mais sans grands résultats…

J’ai mis 4 ans pour réussir à mettre cela en place avec mes partenaires et à leur faire comprendre comment pouvait être une pratique équilibrée, cohérente, épanouissante du Ken. J’ai lutté fort, persuadé que c’était possible et j’ai réussi ! La première mouture fut celle exposée dans les 15 dernières secondes de la démonstration de la NAMT 2010. Je leur avais dit : « une fois que ça c’est fini vous m’attaquez », c’était le seul moment non préparé… Et ça a « matché merveilleusement »… Ce n’était pas extraordinaire, mais juste apaisé… Énorme souvenir avec, pour moi, les émouvantes félicitations de René VDB qui passait après nous. Je lui avais dit quelques années auparavant : « René je ne suis pas comme vous, je ne suis pas libre au Ken, je n’y arrive pas » !

En ce qui concerne le Tanto c’est encore en galère. Les pratiquants ne comprennent pas les étapes qui rendent possible un travail libre. Les clichés, les égos, les fiertés mal placées sont encore beaucoup trop présents.

Tu as créé le JiyuKemPo. Peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit. Quels sont les objectifs de cette pratique et son contexte ? À quels besoins ce nouvel outil est-il censé répondre ?

JiyuKemPo (JKP) est une méthode qui met en évidence la présence ou l’absence de concepts emblématiques du Budo : Heijoshin, l’esprit toujours calme, Fudoshin, l’esprit imperturbable, Muga Mushin, sans ego sans intention.

Concernant le nom je voulais que les kanji que j’allais choisir puissent se lire phonétiquement de manière identique tout en ayant un sens évolutif. Ainsi la 1ere version correspond à « combat libre ». La 2e version est : « les causes qui font que l’on est amené vers une seconde voie de travail ». La 3e version est : « être librement amené vers une seconde voie de travail ». La 4e version est : « liberté et sagesse ». La base de création de JKP était que je croisais énormément de pratiquants, de professeurs qui se gargarisaient de concepts du Budo, qui les utilisaient pour capter les présences, pour manipuler les pratiquants, pour se donner de l’importance, se donner une consistance… Mais à chaque fois qu’un incident survenait dans la pratique il y avait des réactions désordonnées, des sur-réactions, des justifications fumeuses et des incohérences profondes entre les discours et les actes. JKP c’est techniquement un support étranger à l’Aïkido, travail de pieds poings, travail au sol, travail de transitions. Une échelle de la violence graduée de 1 à 5, utilisable de 2 à 4 (1 c’est du mime, 5 c’est la volonté de tuer l’autre) la violence va s’établir par le ratio vitesse force. Une échelle de la douleur graduée de 1 à 5 également, au-delà de 3 le pratiquant peut ou doit exiger plus de contrôle de son partenaire. L’énorme travail consistera à enlever la sur-réaction, cela prend des années… Réactions défensives disproportionnées, et réaction offensives disproportionnées. Simple sur le papier, redoutable dans les faits !

Existe-t-il des maîtres qui ont atteint le but que tu cherches à rejoindre ? Ou, au final, t’es-tu retrouvé obligé de créer ton propre chemin car ce qui était proposé ne correspondait pas à tes aspirations ?

Non je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui me proposait ce que je cherchais. Ce qui ne veut pas dire que personne ne le réalise ! J’ai rencontré des Senseïs qui m’ont changé, qui m’ont marqué, qui m’ont émerveillé, par leurs connaissances, leur présence, leur énergie, leur férocité, leur humanité.

Et pour moi c’est très logique, les Senseïs sont de générations qui ne se posaient pas ces questions, la technique fonctionne et puis c’est tout, le type d’enseignement des anciens ne souffre pas le questionnement, les questions que je me posais n’ont pas d’existence chez eux ! Les professeurs plus anciens (mes aînés), ceux auprès de qui je suis allé me frotter, ceux qui m’ont projetés et enseignés sont ceux qui ont suscités par leurs pratiques et leurs attitudes mes questionnements. Donc j’ai tracé mon chemin, aidé par un égo et une foi énorme, je savais que je voulais aller là, je devais y aller !

Comment définirais-tu ta recherche ? Est-elle plus axée sur une manière de bouger, sur une stratégie de gestion de l’opposition, sur un background technique, sur un positionnement « relationnel » ?

Ma pratique se définit par : être là où les autres ne sont pas, systématiquement. Ainsi je ne souffre pas la comparaison, je ne fais pas pareil. Un caractère réservé mais avec un solide égo, ce qui me permet aujourd’hui de l’assumer sans complexe. Je n’ai pas de limites de positionnement, je suis capable d’expliquer ce que je fais (plus ou moins clairement). Techniques rapides, lentes, travail de respiration, coordinations, manipulations, techniques violentes, techniques sans violence, techniques symboliques, avec armes à mains nues, je ne maîtrise pas tout loin s’en faut mais je sais dire pourquoi j’y arrive ou pourquoi je n’y arrive pas et n’oublions pas que la technique est un passage, pas le but…

Quel cadre de pratique te fixes-tu ? (combat de « survie », self, voie « do », pratique de tatamis…).

Je crée le JKO, la version « militarisée » de Jiyukempo, travail très court, rapide, intense sur des ma-aï très resserrés comme j’aime, pas de discussion sur le résultat, ça passe ou ça casse, pour moi également ! Donc une redéfinition des notions d’enseignement, partages, retours d’expériences, etc. Armes longues, armes courtes, bâtons, couteaux, mains nues. Interagir entre tout ça dans des environnements « modernes ». Mon dernier combat et challenge dans la pratique sera : la mise en œuvre.

La mise en œuvre est ce qui manque à l’Aïkido pour retrouver une place d’honneur dans les Arts Martiaux. Je ne sais pas si je gagnerai cette bataille, après je serai trop vieux, juste bon à donner des conseils ! il me restera la calligraphie pour exister encore, un peu… j’ai découvert le concept de l’estime de soi récemment, faire aujourd’hui ce dont je n’aurais pas à rougir demain ni après demain ! Génial !

Un mot pour finir ?

Il faut vraiment conscientiser que dans nos pratiques, nous ne sommes pas seuls, l’autre est là pour nous, il nous aide, nous transforme comme il est transformé par nous. Il ne faut jamais oublier de remercier, inlassablement, tous ceux qui nous aident à être meilleurs, à devenir nous même.

KanSha : Merci (litt. lancer le corps dans la parole).

BIO

Philippe Cocconi débute l’Aïkido en 1982. Il suivra régulièrement l’enseignement de Maître Tamura, mais également de Maître Nishio et de Malcolm Tiki Shewan qui l’initie au iaï. Il rencontre le Jodo avec Pascal Kireger. Véritable chercheur il s’essaye aussi au Karaté, au Full Contact, au Kendo, à la Naginata, au Kyudo et au Judo avant de créer le JiyuKempo.

Cet interview est initialement parue dans Dragon Mag Spécial Aïkido #3


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