L’aikidō est un art pour lequel la notion de transmission est fondamentale. En effet, le plus haut niveau de la discipline n’est pas incarné par des compétiteurs hors-pairs, mais par des « maîtres ». Ainsi, pour atteindre l’excellence de l’art il semble qu’il faille enseigner…
Ici se trouve un premier écueil qu’il nous faudra éviter : de même qu’on peut être excellent pratiquant et très mauvais professeur, on peut malheureusement être très bon professeur et mauvais pratiquant…

Même si ces deux compétences sont intrinsèquement liées, considérons un instant qu’elles sont distinctes et attaquons-nous à définir ce qu’est un « bon pédagogue ».
J’ai souvent entendu dire d’un enseignant qui expliquait beaucoup : « ah lui c’est un bon pédagogue ! » Et j’ai fait mien ce discours. Au point où un professeur simplement bavard pouvait prétendre à ce titre. Puis j’ai rencontré d’excellents pédagogues qui n’étaient pas bavards… Et j’ai constaté que, quand on emploie les mots justes il n’est pas nécessaire de parler beaucoup.
J’en suis venu à penser qu’un bon pédagogue n’est pas quelqu’un qui explique bien, même si c’est un plus, c’est tout simplement quelqu’un qui nous permet d’acquérir une compétence rapidement, et ce quels qu’en soient les moyens : par le verbe ou par l’exemple. J’ai ainsi constaté que s’il doit y avoir des indications, elles se doivent d’être précises, peu nombreuses et brèves.
Ces trois points me semblent essentiels. Souvent le professeur décrit de manière trop imprécise, ou avec un langage trop imagé, les mouvements à réaliser. Comme cela est confus il peut avoir tendance à ajouter des qualificatifs (qu’il sera difficile pour l’élève de retenir) et ainsi à allonger son temps d’intervention. Comme nous le savons depuis quelque temps, le cerveau humain ne peut traiter – de manière consciente et appliquée – qu’une information à la fois. Ainsi, parler 5 minutes pour donner trois consignes différentes est inefficace. Il est préférable de faire trois interventions de 30 secondes.
Il me semble que peu d’enseignants procèdent ainsi. Au-delà du fait d’avoir trop peu creusé les mécanismes facilitateurs de l’apprentissage, deux écueils peuvent expliquer cela.
Le premier écueil consiste à ne pas structurer ses cours pour que les élèves progressent. En effet, l’idée de faire cours peut provoquer un certain stress. Et en cas de stress, le cerveau cherche à donner une réponse de court terme, plutôt qu’une réponse plus globale, ancrable dans le long terme. Ainsi l’idée de « faire progresser ses élèves » – qui devrait être le but de tout enseignant – peut vite se transformer en « donner un cours ». Certes, en apparence il peut s’agir de la même chose, mais si l’on ne s’est pas donné comme cible la progression de l’élève en entrant sur le tatami, il est probable que l’on rate l’objectif et qu’on se retrouve « juste » à faire cours.

Ce qui est tragique, c’est que des élèves susceptibles de progresser rapidement et de s’investir peuvent se laisser « dépérir » si l’enseignement ne les stimule pas. Ainsi, le professeur se retrouve à penser que ses élèves ne sont pas intéressés et que c’est pour cela qu’ils ne progressent pas. Alors que cela a en fait bien plus à voir avec sa propre manière de procéder. N’oublions pas qu’en ce qui concerne notre discipline les élèves sont présents par choix. Ils sont volontaires et il est donc moins nécessaire de remporter leur adhésion. Mais d’un autre côté cela fait surgir une pression supplémentaire dans l’échange enseignant/enseigné puisqu’il faut pouvoir répondre à certaines attentes, que celles-ci soient implicites ou non.
Pour aborder le second écueil, notons que le professeur, le « maître », est en représentation lorsqu’il enseigne. Et cela implique de sa part une prise de pouvoir sur le groupe. Prise de pouvoir à laquelle il peut prendre plaisir… Et s’il n’y prend pas garde il va rapidement se retrouver à allonger la durée de ses interventions pour accroître son plaisir. C’est « humain », mais cela s’insère mal dans une perspective de long terme. En effet, si les élèves ne progressent pas, le groupe ne vas pas vivre et croître ; et le professeur non plus… La position d’enseignant « ouvert et en recherche » est extrêmement insécurisante – du moins au début… Lorsqu’elle est assumée et que l’enseignant ne se perçoit plus comme un sachant omniscient, mais bien comme un Senseï (littéralement « celui qui était là avant »), un être un peu plus avancé que les « élèves » sur le même chemin, mais qui au fond fait face aux mêmes difficultés, alors l’apaisement survient.
Alors que faire ? À mon sens il faut comprendre que tout se joue un temps avant ce que les apparences ne laissent suggérer. Le problème n’est pas de faire cours en parlant trop et en donnant des consignes imprécises. Le problème serait plutôt à formuler comme ceci : pourquoi l’enseignant a-t-il besoin de faire cela ? L’enseignant n’est a priori pas nécessairement stupide. De la même manière que l’élève se développe parce qu’un contexte spécifique le pousse à le faire, l’enseignant enseigne en fonction d’un contexte. La seule différence entre eux est que l’enseignant a lui-même mis ce contexte en place. Et c’est là qu’il pêche le plus souvent. En effet, souvent, le système enseigné n’a pas été suffisamment pensé en amont. L’enseignant devrait peut-être mettre plus régulièrement en perspective l’adage : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément » à quoi on pourrait ajouter « et s’enseigne donc facilement ».
À titre d’exemple, les mystifications autour de concepts plus ou moins fumeux ne sont souvent que des moyens visant à masquer l’incompétence à décrire le réel avec précision.

En tant qu’enseignants il nous faut donc réfléchir à élaborer une méthodologie fonctionnelle. Cette méthode doit s’appliquer, certes lors de la transmission, mais aussi, et surtout en amont : lors de la conception du système qui va être transmis. La difficulté réside dans l’organisation même de notre discipline : celle-ci n’est qu’apparente. Les explications justifiant le pourquoi de certains mouvements sont souvent aberrantes. L’enseignant se doit, s’il veut être efficace, de dépoussiérer notre art de tout cela. Il se doit d’étudier avec minutie pourquoi il effectue chaque chose qu’il réalise. Son travail doit contribuer à faire gagner du temps à l’élève, à lui permettre d’apprendre plus rapidement que lui-même n’a appris. Ainsi il ajoute sa pierre à l’édifice et élève la discipline plutôt qu’il ne l’amoindrit… À titre personnel j’ai passé des heures à réfléchir à pourquoi j’enseigne – ou non – certains mouvements, dans quel contexte ceux-ci peuvent s’appliquer, comment faire pour les transmettre rapidement, etc. L’essentiel de mon travail prend donc place bien avant le cours mais ce n’est qu’une fois arrivé au dojo que je peux vérifier mes hypothèses. Il n’y a pas un cours où je ne teste une nouvelle manière de procéder et, systématiquement, j’essaye d’inclure mes élèves dans ce processus en leur expliquant mes choix. Je constate que grâce à cette démarche, les progrès sont au rendez-vous. Certes cela m’a peut-être demandé un peu plus d’énergie au début, mais j’en récolte régulièrement les fruits et avec bonheur…

Cela m’amène à considérer le point que j’avais mis de côté au début de ce bref exposé : il y a un lien indéniable entre la qualité du pratiquant et la qualité de l’enseignant. Un bon pratiquant sait pourquoi il effectue telle ou telle technique, et à ce titre il peut à son tour transmettre ce « pourquoi » et, potentiellement, devenir un bon enseignant. Par ailleurs, il connait aussi les difficultés auxquelles il est confronté dans sa pratique et peut communiquer à ce sujet afin d’aider ceux qui rencontrent les mêmes difficultés. Ces deux éléments rendent nécessaire le fait de continuer à pratiquer (et à réfléchir !) si l’on souhaite enseigner avec brio au profit des élèves.
Et s’il veut vraiment être un excellent pédagogue, l’adepte de haut niveau saura voir que, plus qu’un professeur merveilleux, ce qui lui a permis d’arriver là où il est c’est le contexte favorisant que celui-ci a su mettre en œuvre.
L’individu se développe et évolue parce qu’il en a besoin et non parce que son professeur lui demande. Ainsi, un excellent pédagogue doit être capable de mettre en place des situations qui amèneront l’élève à acquérir des compétences, lesquelles compétences doivent être organisées dans un système logique et cohérent. Ainsi, c’est en devenant inutile que le professeur excelle. De la même manière, le but ultime de notre pratique est de n’avoir jamais à être utilisée. Mais cela est une autre histoire…
Cet article est initialement paru dans Self & Dragon Magazine Spécial Aïkido #5
Coucou!
Merci pour ton article! J’aime bien le point de vue.
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Bonjour, très belle article et belle réflexion.
Réflexion que j’ai moi même expérimenté, car au début de mon enseignement, ma question était : » qu’est-ce qu’un bon professeur ? » Après 15 ans d’enseignement je peux vous rejoindre dans le faîte qu’un bon « maître » est celui qui fait grandir le disciple.
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