Voici un article que j’ai écrit il y a un an, en avril 2020, à la demande de Horst Schwickerhath, le fondateur de feu Aïkido Journal. Une bonne partie de ce qu’il contient me semble toujours d’actualité.
Il m’a été demandé par la rédaction de parler un peu de mon expérience personnelle dans cette situation.Disons-le d’emblée : j’ai de la chance. J’habite une maison avec un jardin dans Valence, ville où le soleil est un habitué.
Par ailleurs, ma situation professionnelle ayant été constamment changeante au cours des dix dernières années je ne me sens pas impacté par cette situation inédite. J’ai l’habitude de l’instabilité.
En ce qui concerne ce qui nous intéresse, à savoir la pratique martiale, cela ne change pas grand-chose non plus. Depuis mes 16 ans je m’entraîne en solitaire dans différentes disciplines. Comme cela fait maintenant des années, des habitudes se sont créées et il m’est facile d’occuper mon temps seul.
Pour autant, cela n’est pas forcément plus confortable d’avoir plus de temps, comme c’est le cas à l’heure où j’écris. En effet, avoir le sentiment que notre journée a été productive nécessite une certaine qualité d’organisation, qualité qui nous fait souvent défaut. En temps « normal », bon nombre d’entre nous seraient oisifs sans les contraintes canalisantes que constituent les obligations extérieures. Être capable de s’auto-discipliner nécessite une bonne connaissance de soi. C’est généralement plus facile lorsqu’on s’attelle à un objectif vraiment important pour nous.
Concrètement chaque jour je pratique en moyenne 1h de Yoga, généralement en une seule session. Selon les jours j’effectue 2 à 3 séances de méditation de 10 à 20 minutes. Enfin 30 à 45 minutes de musculation. Pour cela j’alterne deux routines « full-body » uniquement composées de mouvements poly-articulaires (squat, soulevé de terre, développé militaire, pompes et tractions lestées). Généralement je concentre ces séances en un temps assez court, mais depuis le confinement j’explore d’autres manières de procéder, en m’entraînant tout au long de la journée par tranches de 15 minutes (m’inspirant du principe « Greasing The Grove » –popularisé par Pavel Tsatsouline).
Évidemment il y a des jours où je ne fais strictement rien. Maintenant, je n’en tire plus de culpabilité, j’essaye de ne plus me battre contre mes instants de fatigue ou de lassitude.
Pour moi cette pratique est essentielle. Elle constitue une base corporelle, mais aussi une base de réflexion pour aborder les arts martiaux. La façon dont j’aborde l’entraînement en musculation par exemple est similaire à la façon dont j’aborde la pratique solitaire en Aïkido. Quels sont mes objectifs ? Quels sont les moyens que je mets en œuvre ? À quelle fréquence ? Est-ce que cela fonctionne ? Rien de nouveau sous le soleil : planifier, faire, analyser, corriger et recommencer. Pourtant il est beaucoup plus facile de faire cette analyse sur des mouvements simples comme ceux de la musculation, que pour l’Aïkido qui se veut traditionnel et souvent encombré d’un fatras d’éléments dont on ne connaît pas bien la fonction…
La pratique solitaire de l’Aïkido
Les pratiquants d’Aïkido ont tendance à penser que seule la mécanique technique compte. C’est naturel, cette dernière est tellement complexe qu’elle accapare toute notre énergie et c’est à cela que nous passons le plus clair de nos entraînements. Malheureusement pour nous, confinés, l’Aïkido se pratique presque exclusivement avec un partenaire. Il est souvent difficile pour l’adepte débutant de se figurer comment s’entraîner seul aux techniques. Bien sûr on pense déplacements et aux Suburis, mais ce n’est pas suffisant pour avoir la sensation satisfaisante de pratiquer l’Aïkido…
L’absence de partenaires met en exergue un problème structurel lié à notre discipline : pour progresser je dois beaucoup m’entraîner. Or il est difficile, voire impossible, d’avoir toujours un partenaire sous la main (même hors confinement). Par conséquent il faut que je m’entraîne seul. Mais comment faire pour sentir si mes mouvements sont justes ?
Cette manière de penser est tout à fait logique mais comprend plusieurs failles. D’une part ce n’est pas parce qu’on a un partenaire qui chute ou qui bloque que nos mouvements sont justes ou non. La réalité est malheureusement plus complexe. Ce qui fonctionne dans un cas particulier peut ne pas être généralisable. D’autre part est-il vraiment nécessaire d’avoir le feedback d’un partenaire pour juger de la justesse de notre mouvement ? Lorsqu’une technique est correctement enseignée, les directions, le rythme et la sensation corporelle globale doivent être connus de l’élève, et il doit pouvoir s’entraîner seul à les reproduire dans le vide.
Bien entendu, cela dépend aussi de la forme d’Aïkido que l’on pratique ! Si l’on pratique une forme puissante, où l’on a besoin de s’appuyer sur le corps de l’autre, il va être difficile de s’entraîner seul. Si au contraire la recherche est de l’ordre de la mobilité il est plus facile de s’entraîner en solitaire. C’est un des aspects qui m’avait séduit lorsque j’avais commencé à m’entraîner avec Léo Tamaki. Je m’étais alors dit : « ah mais là on sait très précisément ce qu’on doit faire avec notre corps, on peut donc plus facilement s’entraîner seul ».
La limite de mon propos est bien entendu le degré de conscience corporelle de l’adepte. Mais il faut bien commencer par quelque chose. Réfléchir à pourquoi on fait tel mouvement et quels effets celui-ci est censé produire dans le corps de l’autre, voilà qui fait progresser à pas de géant.
Ainsi, mon entraînement personnel et solitaire en Aïkido consiste à faire des techniques dans le vide. Non pas pour les répéter, mais pour chercher comment « ça » doit bouger. Je pense qu’il est judicieux d’alterner les modes opératoires : aller vite, aller lentement, faire beaucoup de répétitions, en faire peu, les faire en se concentrant, les faire machinalement, avec de la musique, en silence, en les comptant, sans les compter mais avec un temps limité, etc.
Dans une telle pratique le sabre ou le Jo trouvent une place de choix. Ils représentent en quelque sorte le Uke que nous n’avons pas. Pour autant, il ne faut pas se méprendre, si l’on ne sait pas ce que l’on cherche, il y a peu de chance de le trouver. À ce titre les Suburis sont un piège. On peut aisément répéter ces mouvements des milliers de fois chaque jour, machinalement, sans rien améliorer du tout. N’oublions pas que le but n’est jamais de faire des efforts, il s’agit d’obtenir un résultat. C’est pour cela que l’on fait des efforts, mais ces derniers sont sciemment dirigés.
Il n’y a pas que la pratique
Cela étant dit, il ne faut pas oublier que les progrès que l’on peut faire dans une discipline sont aussi liés à notre conception de celle-ci. À ce titre, il m’apparaît fondamental de passer du temps à réfléchir à ce que nous faisons.
En effet, si nous rencontrons une difficulté sur un mouvement cela peut être lié à notre niveau, mais aussi à quantité d’autres causes (le contexte, la manière d’effectuer le mouvement, etc.).
Si l’on souhaite progresser il est fondamental d’étudier cela en détail.
Ainsi, selon les périodes, je passe plusieurs heures par jour à fureter sur Youtube, à échanger avec mes Senseïs, Sempaïs, Dohaïs et Kohaïs, ou encore à réfléchir seul.
L’Aïkido est une discipline assez mal structurée. Cela est consécutif du fait qu’elle est issue d’un Koryu dont le cursus n’a jamais été formalisé pour le combat. En effet, certaines branches du Daïto ryu comportent jusqu’à 2884 techniques, alors que dans la plupart des écoles anciennes on n’en trouve généralement guère plus d’une vingtaine…
Avoir un cursus restreint que l’on travaille à fond est vital pour le combat. Avoir trop de techniques à sa disposition c’est avoir trop de choix et c’est donc un facteur d’incertitude et de ralentissement. Comme le rappelait Bruce Lee : « je ne crains pas l’homme qui a pratiqué 10 000 coups de pieds une fois, mais celui qui a pratiqué le même coup de pied 10 000 fois ».
Ainsi, le confinement peut aussi être le moment de prendre du recul sur sa pratique afin de se concentrer sur l’essentiel.
Le lien avec les élèves
Enfin, comme beaucoup d’enseignants, je me suis « fendu » de quelques vidéos pour mes élèves. Ainsi, en moyenne deux fois par semaine je leur envoie une vidéo de quelques minutes traitant d’une technique ou d’un exercice. En faisant cela, mon propos n’est pas d’enseigner, mais de conserver un lien, de les aider à maintenir ce qu’ils ont appris dans leur tête et de les soutenir dans leur pratique solitaire s’ils en ont déjà une.
Il est intéressant d’utiliser les technologies à notre disposition, mais il faut bien garder à l’esprit qu’elles ne peuvent pas tout faire. Ainsi les cours collectifs à la façon des « Web conférences » me semblent moins intéressants. Je trouve préférable d’aider un élève à devenir autonome dans son évolution, car une fois le confinement terminé, il sera davantage acteur de sa progression.
Par ailleurs, offrir des cours en ligne gracieusement à une large audience a un double effet négatif sur le long terme.
D’une part le public s’habitue à recevoir un contenu gratuit et cela rend difficile la survie des professionnels qui souhaiteraient proposer des formations en ligne payantes. Au passage on pourra d’ailleurs remarquer que ces derniers, s’ils sont souvent critiqués pour monétiser notre art, sont également utiles et nécessaires au développement de la discipline (Ueshiba Moriheï, Tamura Nobuyoshi, Yamada Yoshimitsu… n’ont-ils pas été ou ne sont-ils pas des professionnels ?).
D’autre part, si l’on n’en a jamais réalisé auparavant, la qualité des vidéos que l’on peut proposer au pied levé, parce que c’est le confinement et que l’on s’ennuie, risque fort d’être très moyenne, autant en terme de contenu que de structure pédagogique ou de qualité filmique.
Et puis, cette multiplication de vidéos de qualité plus que moyenne ne contribuera-t-elle pas à brouiller la communication autour de l’Aïkido en noyant les initiatives de qualité qui pourraient contribuer à redonner ses lettres de noblesse à l’art ?
En bref
Cette situation est certes inédite. Mais comme d’autres l’ont souligné avant moi, ne devrait-elle pas simplement nous faire prendre conscience de manière plus précise de ce qui se joue dans notre quotidien habituel ? Les initiatives prises dans la précipitation peuvent être judicieuses, mais doivent aussi s’inscrire dans une perspective de plus long terme… Car si en apparence tout change, au fond rien ne change vraiment.
Cet article est initialement paru dans Aïkido Journal n°74