Humanisme et bienveillance au service d’une vie de pratique – Interview de Jean-Marc Chamot (1/2)

Voici les premiers paragraphes d’une interview fleuve que Marie Apostoloff a réalisé avec mon père, Jean-Marc Chamot, pour Dragon magazine (n°9), il y a deux ans déjà.

La partie 2 se trouve ici.

Jean-Marc Chamot pratique l’aïkido depuis plus de quarante ans. Il a eu la chance de côtoyer pendant de longues années certains élèves directs du fondateur et assura même l’interprétariat des stages de maître Sugano pendant près de neuf ans. Chargé de formation à l’école des cadres régionaux en Île-de-France, la pédagogie est sa seconde passion, la fraternité son credo. Il retrace avec nous son parcours, d’une richesse exceptionnelle, et se fait un plaisir de nous faire partager sa vision sur le monde du Budo.

Marie Apostoloff :  Jean-Marc bonjour, quand avez-vous commencé la pratique de l’Aïkido et pourquoi ?

Jean-Marc Chamot : Mon 1er timbre de licence date de 1972–1973, alors que j’étais en 1ère au lycée. A l’époque j’ignorais totalement l’existence de l’Aïkido et je voulais faire du Karaté ou du Judo. Je voulais apprendre à me battre et à me défendre. J’appréciais les films de Bruce Lee et je voulais lui ressembler, savoir gérer mon corps dans des situations similaires (rires). Je ne me rendais pas compte de ce que cela représentait… C’est finalement un de mes camarades de classe, un judoka qui s’initiait alors à l’Aïkido qui m’emmena dans mon premier club, dans la banlieue sud de Paris.

Vous vous êtes donc inscirt à votre tout premier cours d’Aïkido, qui était votre premier enseignant ?

Mon premier enseignant s’appelle Yvon Penglaou.Instituteur de formation, c’était un véritable pédagogue, quelqu’un de charismatique. Il était alors Shodan (ceinture noire) et déjà titulaire du BEES qu’il avait été l’un des premiers à passer. Ancien rugbyman et judoka, il était grand et solidement charpenté, il avait appris l’Aïkido auprès de Roger Lefèvre, l’un des meilleurs élèves de maître Nocquet. J’ai commencé par fréquenter le club deux fois par semaine. Au bout de la première année, Yvon ayant ouvert un second club, je suis complètement tombé dans la « cocotte minute » de l’Aïkido et j’en ai fait presque tous les jours… Cela s’est fait « naturellement » tant cette discipline semblait me correspondre parfaitement. J’étais tellement enthousiaste, je débordais tellement d’énergie qu’à l’époque j’ai amené beaucoup de mes ami(e)s au club. J’ai également commencé à accompagner Yvon tous les vendredi soir à Cachan dans le dojo où il continuait à s’entraîner. Ce club était dynamique et Roger invitait des experts d’autres mouvances (souvent d’anciens élèves de maître Noro) à venir animer les cours du vendredi en sa présence. J’ai alors fait la connaissance de Michel Drapeau qui avait une faculté d’adaptation impressionnante, ni volumineux, ni très grand, il était tout de muscles et d’os. Les Japonais le connaissaient comme étant un excellent uke et Tamura senseï l’appelait « la balle de caoutchouc » tant il semblait rebondir dynamiquement lorsqu’il était projeté. Les autres «enseignants visiteurs » du vendredi pouvaient être Max Méchard ou Michel Bécart. Mariano Aristin qui avait été un des bons élèves de maître Nocquet (et qui invitait alors régulièrement Kobayashi senseï) est aussi venu quelques fois animer des cours. Quand Christian Tissier est revenu du Japon vers la fin des années 70, Roger l’a également invité. Avec le recul, je me rends compte que la perception que j’avais alors de tout ceci tenait du plus grand flou artistique, j’étais encore un « gamin ». Ce qui m’intéressait c’était de «manger le plus possible de tatami », je pratiquais tous les soirs et dès qu’il y avait un stage le week-end, j’y allais (à l’époque, ceux-ci n’étaient pas aussi fréquents qu’aujourd’hui !). En ce qui concernait le Japon, je n’en connaissais pas grand chose, j’étais vraiment beaucoup plus axé sur la pratique et la technique que sur la culture. Cependant, l’Aïkido avait déjà une énorme influence sur moi et ma façon de me comporter et de vivre.

Vous débutez dans les années 70, comment se pratiquait l’Aïkido à cette époque ?

La pratique était rugueuse, pas nécessairement violente, mais incisive. La notion d’uke était relative. Nous savons tous maintenant que ukeru signifie recevoir mais, à l’époque, l’état d’esprit n’était pas de recevoir la technique, c’est-à-dire d’être uke, mais nous pensions plutôt à purement et simplement à attaquer. Cela présentait des avantages : la situation de départ était assez claire. Cependant, quand l’attaquant ou le défenseur ne connaissaient pas vraiment l’Aïkido, cela pouvait parfois se révéler douloureux. On attaquait et on considérait que c’était à l’autre de gérer la technique comme il le pouvait, il était responsable de sa «survie ». Ce n’était peut être pas la meilleure approche pédagogique pour faire progresser techniquement les gens, mais cela l’était combativement parlant. Lorsque Michel Drapeau racontait qu’il avait vu maître Noro se faire défier par des visiteurs qui venaient à son dojo et que c’était ce côté incisif, «combatif » qui avait fait pencher la balance vers l’efficacité, nous étions fascinés. C’était des histoires comme celles-là qui nous donnaient l’impression que l’on saurait se débrouiller si jamais on en venait à utiliser l’Aïkido dans la rue. La pratique était donc physique et intense, je ne compte plus le nombre de fois où j’ai failli quitter le tatami pour aller vomir. J’étais pourtant jeune, plutôt solide et entraîné et j’en redemandais. L’idée de former des combattants était dominante et l’entraînement tenait donc assez généralement du « training ». Les clubs que je fréquentais alors fonctionnaient généralement selon ce mode opératoire. Il y avait cependant d’autres salles qui avaient une approche plus philosophique, mais l’entraînement m’y semblait moins efficace. Rétrospectivement, je crois me souvenir qu’à cette époque, les personnes intéressées par la découverte de l’Aïkido étaient très régulièrement d’anciens judokas même si, parfois, on croisait aussi des boxeurs ou des karatékas. C’était à des combattants de cette trempe que les élèves d’O senseï fraîchement débarqués en France se trouvaient confrontés. Les occidentaux avaient souvent des gabarits plus volumineux qu’eux et les senseï japonais – qui étaient pourtant des athlètes de haut niveau avec, au compteur, des heures et des heures d’entraînement – n’avaient pas d’autre solution que d’être plus combatifs, plus incisifs.

Les méthodes d’enseignement étaient-elles différentes ?

Maître Nocquet utilisait parfois des phrases « ésotériques » un peu à la manière d’O senseï, il utilisait également des descriptions posturales. Tamura senseï parlait peu en cours à l’époque et Chiba senseï ne fournissait guère plus d’éclaircissements en anglais… Kobayashi senseï faisait son cours en japonais, une jeune élève Japonaise traduisait en un français que je ne comprenais pas toujours complètement. Les explications étaient majoritairement descriptives : « mettez la main là, le pied ici… ». Comme par ailleurs, contrairement à ce que le Judo avait expérimenté, l’Aïkido privilégiait – et continue à privilégier – l’emploi de termes japonais, il nous fallait capter les informations visuellement, à la japonaise. Personnellement, j’ai appris peu à peu le japonais « de tapis » en écoutant puis en réutilisant les termes les plus fréquemment employés. Cela ne m’a jamais posé de problèmes et grâce à cela j’ai pu m’entraîner sans problème avec des pratiquants du monde entier ! […]

Avez-vous pratiqué d’autres disciplines ?

Oui, après un an de Judo et trois ans de Karaté dans le milieu des années 70 (parallèlement à l’Aïkido), je me suis tourné vers le Iaïdo avec Tiki Shewan. J’avais tout de suite été très proche de lui lorsque nous nous étions rencontrés, probablement parce que je parlais anglais et que j’avais une bonne culture des pays anglo-saxons. J’étais dynamique, lui aussi et c’est tout à fait spontanément que nous sommes devenus amis au milieu des années 70. En 78/79 j’ai commencé à faire un peu de Iaïdo avec lui donc et avec Daniel Toutain de qui j’étais très proche et qui apprenait aussi le Iaïdo avec Tiki. Pour moi cela a duré à peu près 1 an. Mais je n’étais pas assez mûr alors pour persévérer. Je pense d’ailleurs toujours que le travail du sabre demande une certaine maturité. J’ai donc fait une pause quant au Iaïdo et, tout en continuant sérieusement l’Aïkido, je me suis tourné vers le jodo Shindo Muso Ryū. De 79 à 82, j’ai suivi assez régulièrement Pascal Krieger. J’ai trouvé ce travail très intéressant, étonnamment formateur pour l’Aïkido (du moins pour moi !), surtout pour la partie concernant l’Aïki-Jo bien sûr, partie qui est souvent un peu désordonnée dans notre discipline, pleine d’illusions fondées sur plusieurs ignorances. Il faudrait garder à l’esprit que, lorsque nous manipulons le jo en Aïkido, ce que nous utilisons n’est certes pas uniquement le produit de la pratique de l’école Shindo Muso Ryū alliée à une partie du travail de la Yari (lance médiévale japonaise avec une pointe métallique), mais que cela porte aussi les traces de la manipulation de la baïonnette (Juken Jutsu) dont O senseï était devenu expert pendant son séjour à l’armée… Il s’agit donc d’une arme qui visuellement « ressemble » à un bâton mais dont la pratique est l’héritière de plusieurs traditions martiales rigoureuses. Ma rencontre avec Pascal Krieger a donc complété des « choses » que j’avais glanées à gauche et à droite via l’Aïkido, le Karaté ou le Iaïdo. Cette approche par un angle nouveau – celui du jo devant gérer une attaque au bokuto – m’a permis de mieux réfléchir à nos pratiques du point de vue de la stratégie. Cela m’a également amené à repenser beaucoup plus précisément à la manipulation des armes. J’avais besoin de faire le lien entre ces pratiques et l’Aïkido, principalement du point de vue de la distance. Le Iaïdo, le travail de Jodo Shindo Muso Ryū et le Karaté m’ont permis également d’affiner ma perception des postures et des rapports de masse, du placement du centre de gravité par exemple. En 85, je me suis mis à véritablement reprendre le Iaïdo avec beaucoup d’intérêt, quelques 5 à 6 ans après mes premiers essais. Je me suis rendu compte que je n’avais pas complètement perdu mon temps pendant ma première année car celle-ci avait laissé une empreinte que j’ai pu réutiliser.

Qu’est-ce qu’est l’Aïkido pour vous et comment s’inscrit-il dans votre vie quotidienne ?

L’Aïkido a tellement imprégné ma vie qu’il m’est difficile de le dissocier de mon quotidien et de ma psychologie. Les heures d’entraînement m’ont imprégné, ont façonné mon corps, transformé ma posture, ma façon de marcher, de regarder les choses. Petit à petit s’est installée une vigilance que je n’ai réellement conceptualisée que lorsque j’ai pratiqué le Jodo avec Pascal Krieger et j’avais tellement le « nez dans le guidon » que cela s’est presque fait à mon insu (rires). L’Aïkido, le Karaté et le Jodo m’ont permis de me structurer de façon cohérente et de passer des caps, autant techniquement qu’humainement. Les arts martiaux peuvent avoir cette influence sur un individu. On dit du Budo que c’est une petite vie, un petit monde en réduction et qu’il y a tout dedans : le sang, la sueur, les larmes et, de temps en temps, le plaisir ! Dans les disciplines martiales je n’ai pas l’impression que l’on progresse de façon linéaire mais qu’au contraire les améliorations s’effectuent par étapes, avec des périodes de pause, parfois de stagnation. Peut être cela se fait-il parce qu’on est brutalement plus conscient de difficultés que l’on ne voyait pas avant ? Ce type de formation imprègne peu à peu votre vie quotidienne ainsi que vos relations avec les autres. Quand j’ai commencé à pratiquer j’étais célibataire, je pouvais me consacrer presque exclusivement à la pratique, cela ne posait pas de réels problèmes. Et puis, les années venant, ma vie s’organisant dans ses dimensions sociales, j’ai dû gérer 3 pôles différents : ma carrière, ma vie de famille et la poursuite de l’entraînement. L’Aïkido a nourri mes réflexions, et la façon dont je me suis perçu. Je savais qu’il fallait continuer à réfléchir, à apprendre, à se cultiver, à évoluer en somme… J’avais déjà commencé à enseigner l’Aïkido et, j’avais compris que lorsque l’on commence à transmettre, si l’on veut rester crédible, il faut continuer à travailler, à réfléchir à se cultiver et « grandir » car en fait : « on enseigne finalement plus ce que l’on est que ce que l’on sait ».

Quels sont les principes techniques, psychologiques et spirituels qui sous-tendent votre pratique ?

Dans mes débuts, je comprenais les principes techniques sans arriver véritablement à les faire vivre et c’est l’enseignement qui m’a poussé à réfléchir sur ces principes. Le week-end dernier, je dirigeais l’école des cadres en Île-de-France et le thème était Musubi et Awase. C’était une sorte de défi que j’avais voulu relever. Créer un lien, une fusion pour qu’il n’y ait plus de conflit au moment du contact, sans que ce soit pour autant une anticipation. Àl’heure actuelle je ne suis pas encore satisfait de la manière dont je fais travailler ces choses là. Après avoir beaucoup usé les tatamis (!) c’est sûrement en enseignant que l’on peut continuer à se former. Même si des Kihons existent en Aïkido (celui-ci n’étant ni figé ni statufié dans des sortes de katas) pour aborder le principe de Ma-aï (distance/espace-temps), il va falloir s’adapter à un bras plus long ou plus court, à une vitesse plus marquée, à des ralentissements qui peuvent être inattendus… Plus le temps passe, plus j’expérimente l’absorption. Je vise à attirer l’adversaire en utilisant divers outils afin qu’il devienne « prisonnier » de ma technique avant même quelle n’ait commencé à être réellement exécutée. Il m’a fallu plus de 30 ans pour commencer à toucher du doigt ces principes-là. Dans la pratique de la génération des maîtres Chiba, Sugano et Tamura, le rythme était assez constant. Vu de l’extérieur on pouvait avoir l’impression qu’il y avait des accélérations mais celles-ci ne concernaient en fait que leurs ukes car il n’y avait chez eux ni ruptures de temps, ni instabilités. C’était leur propre stabilité qui provoquait des arythmies dans le corps de l’autre.

Spirituellement, je peux juste dire que j’ai une grande foi en l’humanité, parfois contredite par les évènements (!) mais j’ai un grand espoir en l’homme et en la fraternité humaine. C’est quelque chose que j’apprécie par-dessus tout. S’améliorer grâce à l’autre tout en recherchant une sorte de fusion avec lui. Cet aspect spirituel de notre démarche ne m’est apparu qu’après un long travail essentiellement physique, le côté philosophique de la discipline – dont j’entendais régulièrement parler – ne m’est venu que très progressivement. Comme quelque chose qui transcende notre pratique. L’Aïkido peut être un très bel outil de rapprochement entre les gens. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de conflits, larvés, cachés ou carrément évidents. Mais normalement si l’enseignement est bien fait, on doit pouvoir grandir à deux. Ce n’est que lorsque les aspects techniques et spirituels deviennent indissociables, que cela nous apprend à faire face aux difficultés; à tomber 8 fois et à se relever 9 (Nana korobi ya oki !). Je pense vraiment que c’est ce que l’Aïkido m’a apporté.

Un mental ?

Un mental, de la persévérance ! Cela nous apprend également à être dans l’instant, sans anticiper, à être juste à temps, sans retard, dans le moment. C’est être en awase, en fait. Comme pour bien des pratiquants, notre discipline m’a d’abord apporté des outils techniques. Jacques Bonemaison que j’ai suivi comme professeur pendant près de 6 ans, jusqu’au début des années 80, insufflait alors un mental de combattant à ses élèves. Avec lui, c’était du sérieux même si l’on ne visait pas à abîmer inutilement l’autre, il s’agissait plus « simplement » d’apprendre à faire face à l’adversité. En bref, grâce à lui, j’ai appris ce qu’était la première mission de l’Aïkido – survivre – et je lui en suis toujours très reconnaissant. J’essaie de faire passer le même message dans mon dojo. En réalité, pour l’enseignant qui voit arriver un débutant dans son club, la difficulté réside dans la captation la plus exacte possible de la façon dont cette personne est mentalement structurée. Si elle est dans un mode agressif, si elle veut absolument se battre, on sait que cela va lui prendre du temps pour s’adapter à un mode opératoire amenant « attaquant » et « défenseur » à un respect mutuel et allant vers l’apaisement. Si l’apprenant fonctionne plus avec un mode de recherche défensif, il lui faudra apprendre à être plus offensif. Ce n’est pas si simple que cela, et les idées préconçues mettent des freins aux progrès, freins qui sont la plupart du temps inconscients. Ce qui semble presque contradictoire, c’est que c’est précisément lorsque l’on commence à avoir des outils combatifs efficaces que l’on s’aperçoit que l’on n’en a plus vraiment besoin.

Quels ont été vos propres freins ?

Honnêtement, au début j’avais vraiment envie d’apprendre à me battre, à me débrouiller dans le cas d’une agression car je n’avais pas confiance en moi. Ce manque de confiance tenait plus d’une incertitude quant à la capacité à me défendre. J’ai été élevé dans une famille très calme, très sage, la zone d’agressivité n’était pas du tout physique. Je n’avais aucune conscience de ce que je pouvais faire combativement, corporellement… Finalement peut-être est-ce cette ignorance qui m’a aidé à apprendre, je n’avais pas vraiment d’idées préconçues.

>Partie 2/2


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