
De toutes les armes étudiées en Aïkido, le tanto – le poignard, est la plus actuelle. À ce titre, elle pourrait mériter une attention particulière au sein de l’étude. Cependant, son plus grand intérêt ne réside peut-être pas dans sa probabilité d’occurrence lors d’une altercation, mais dans les qualités qu’elle nous permet de développer.
Relative facilité d’utilisation
La première difficulté à laquelle on doit faire face, est qu’il est relativement facile de provoquer des dégâts avec un couteau. C’est bien entendu le propos de n’importe quelle arme : augmenter le potentiel de dégâts que l’on peut causer. Toutefois, le couteau ne nécessite pas un apprentissage aussi long et complexe que le sabre, le jo, ni même les poings. Cela a pour conséquence qu’un plus grand nombre de personnes peut l’employer et obtenir des résultats morbides. Cela signifie aussi que parmi ces personnes un certain nombre sera totalement imprévisible, puisque non formé à une méthode de combat standardisée. C’est le prototype du débutant qui « attaque mal », mais fait quand même mouche, car il a bougé d’une manière à laquelle on n’aurait jamais songé.
Même manipulé par un néophyte, une attaque au couteau est très rapide. L’arme est petite et se sort rapidement de sa cachette. Des études menées par la police américaine montrent qu’en dessous d’une distance de 6 m, il est plus rapide de sortir une lame et de poignarder un opposant, que de dégainer une arme à feu, d’ajuster le tir et de faire feu…
Cela étant dit, il faut également relativiser cette idée, car bien manier un couteau, cela s’apprend, et l’arme peut également devenir dangereuse pour celui qui l’utilise.
Cela m’amène à une deuxième considération. L’Aïkido, comme d’autres arts martiaux japonais, semble fonctionner sur un principe d’attaque unique. C’est-à-dire que l’adversaire fournit une seule attaque, censée être définitive, à laquelle on répond par une technique. Ce mode de travail est cohérent : dans le cadre du combat de survie, l’objectif de « l’agresseur » est d’en finir le plus rapidement possible, pas de marquer un certain nombre de points sur plusieurs assauts. Mais cela reste théorique. Dans la réalité, les choses se passent certainement différemment et il peut y avoir plusieurs attaques esquivées – ou qui font mouche sans être létales – avant que le défenseur ne puisse appliquer une technique.
On peut d’ailleurs voir Morihei Ueshiba démontrer ce genre de travail, en esquivant une première attaque pour appliquer une technique sur une seconde.
Il serait très judicieux de développer ce type d’entraînement – les attaques enchaînées ou répétées – lors de l’étude du couteau. Effectivement, étant donné sa petite taille, le tanto se « réarme » rapidement et on peut asséner plusieurs coups dans un laps de temps très court. Certains experts vont même jusqu’à parler d’« arme de destruction massive », en s’appuyant sur des faits divers aux titres évocateurs : « poignardé de 17 coups de couteau… ». En somme, si le premier coup est manqué le deuxième va arriver très vite.
Il y a donc une double contrainte à satisfaire. L’attaquant doit, à la fois produire une première attaque qui soit décisive, mais également être capable d’en produire une deuxième, puis une troisième si nécessaire. C’est là où les difficultés commencent à apparaître. Puisque certains éléments employés pour rendre la première attaque décisive, peuvent avorter la possibilité d’une seconde attaque.
À titre d’exemple, être fort et enraciné sur une première attaque peut se justifier par le besoin de générer de la puissance, mais entrave la mobilité nécessaire pour générer un second assaut. Est-il possible d’effectuer une attaque décisive sans être enraciné ? Oui, surtout au couteau, mais il s’agit là d’une autre histoire…
Cela fonctionne aussi en sens inverse. Àtrop penser aux attaques suivantes on effectue mal la première (et cela rend les suivantes difficiles, voire impossibles).
Ainsi, il semble que la mauvaise compréhension de la nature de l’attaque soit source de nombre de difficultés qui ne devraient exister. L’attaque n’existe pas « toute seule dans l’espace », elle fait partie d’un contexte qu’il faut prendre en compte. Il y a un avant et un après. Certains experts d’art chinois expliquent clairement qu’il faut prévoir dix coups d’avance !
L’arme invisible
Au delà de sa facilité d’utilisation, de sa rapidité ou de la répétition des attaques, il me semble que l’aspect le plus caractéristique du tanto soit son « invisibilité »…
Tout d’abord, l’arme peut devenir invisible parce qu’elle est petite. Elle se cache aisément. Certaines écoles de self-defense s’entraînent même à repérer les personnes cachant une arme, le port de cette dernière induisant des tensions ou des mouvements non-naturels perceptibles.
De plus, le tanto peut devenir invisible, parce que celui qui désire l’employer de manière définitive ne le montrera pas de manière ostensible et ne le sortira qu’au dernier moment pour trancher ou planter. Il semblerait ainsi que près de 80% des policiers Américains agressés au couteau n’ont pas vu l’arme.
De la même manière, lorsqu’une lame est montrée rapidement devant les yeux, il est très difficile d’en percevoir la nature et les dimensions, ni même s’il s’agit effectivement d’une arme.
Il y a toujours un couteau quelque part
On pourrait en conclure que puisque le couteau ne se perçoit pas, il est potentiellement toujours là.
On peut ainsi, pour des raisons éminemment pratiques, ne pas l’employer lors de l’entraînement. Dans certains katas de koryu, la lame est simplement symbolisée par le tranchant de la main et c’est suffisant.
Cela fait dire de manière abusive à certains enseignants : « oui mais là je peux te toucher, tu imagines si j’avais une lame ». D’une part, il n’existe pas de technique magique où l’on est certain de ne pas être touché ; faites-en l’expérience avec un boxeur, un pratiquant de Wing Chun ou de Jujitsu Brésilien… D’autre part, la question est plutôt : « quelle puissance de frappe peut-il développer dans sa position actuelle ? » et « combien puis-je encaisser dans ma position actuelle ? ». Même si un couteau intervient, ces réflexions sont valables : toucher une carotide n’est pas la même chose qu’entailler un muscle…
Il est monnaie courante de dire qu’avec ou sans armes les principes ne doivent pas varier. On peut aller plus loin en spécifiant que les sensations corporelles ne doivent pas varier non plus. On devrait avoir autant peur si l’opposant est armé que s’il est désarmé, pour la simple et bonne raison qu’on ne sait pas s’il a une arme ou non.
Saisir l’intention
Pour autant, invisible ne signifie pas inexistant. Difficilement perceptible ne signifie pas imperceptible. Pour percevoir ce qui semble imperceptible, il faut observer précisément ce qui se passe une étape plus tôt. En ce qui nous concerne, il faut lire l’intention d’attaque en amont. Mais pour pouvoir lire cette intention de trancher il faut qu’elle existe ! Et cela aussi est un véritable travail ! Il faut réussir à faire « comme si » on voulait vraiment trancher l’autre. Il ne s’agit pas juste de faire une « attaque sincère » (qui souvent est juste un peu plus forte et rapide), mais de donner à son partenaire la sensation qu’il va vraiment être coupé s’il ne bouge pas. C’est difficile. C’est difficile à main nues, alors on emploie un tanto en bois pour nous aider à cristalliser notre intention. Mais même avec un tanto cela peut être difficile. Lorsque l’on sort un cutter, généralement la donne change. L’intérêt de l’outil est donc de nous aider à orienter notre intention plus précisément. Àterme plus besoin d’outil…
Vers plus d’intensité
Ainsi, le tanto nous permet de faire ressortir les réactions instinctives de survie et nous plonge dans un état de présence d’un autre monde. Àce moment-là, l’Aïkido n’est plus une danse chorégraphiée. Paradoxalement cela devient plus beau. Car c’est plus intense. Intense ne signifie pas nécessairement plus rapide, plus violent ou plus fort. Cela signifie juste que nous mettons « plus de nous » dans l’action. Il me semble que c’est à partir de ce point-là que l’Aïkido peut commencer à tenir ses promesses d’efficacité martiale et spirituelle.
En sortir indemne
Cela m’amène à ma dernière considération sur le sujet. On dit que lorsque deux tigres s’affrontent, l’un est tué, l’autre blessé. Affronter un adversaire de niveau équivalent signifie nécessairement qu’il y aura des pertes, qu’on n’en sortira pas indemne. Cela est d’autant plus prégnant dans le cadre de l’affrontement au tanto. Lors d’une attaque au couteau, il y a de fortes chances que les deux protagonistes soient touchés. En prendre conscience me semble capital pour une pratique saine de l’Aïkido. Les pratiquants d’Aïkido sont souvent enfermés par l’image d’invincibilité du Fondateur. Tant mieux si Morihei Ueshiba était un adepte hors du commun. Cela doit être motivant. Mais cela ne doit pas nous amener à penser que parce que nous pratiquons « ses » techniques nous sommes potentiellement invincibles. C’est la quantité et la qualité d’entraînement pour une technique qui la rendent efficace, non des principes magiques que ne connaîtrait qu’une élite favorisée par le ciel.
Ainsi, le couteau offre de véritables difficultés qui peuvent parfois sembler insurmontables au point de causer une rétractation du type : « de toutes façons face à un couteau je n’ai aucune chance, donc inutile de l’étudier ». Cela peut être sage, mais c’est aussi dommage, car si l’arme est dangereuse, cela signifie qu’elle est un formidable levier de progression.
Epilogue : vers l’invisible
Comme évoqué avec le tanto, l’invisibilité est source de grandes difficultés. Le couteau semble surgir de nulle part et c’est pour cela qu’il est difficile de l’éviter. Mais si l’on part à la recherche de la cause de son apparition (l’intention émise par l’opposant) un formidable champ d’étude s’offre à nous.
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chercher la cause de la cause… |
De la même manière, le praticien de Shiatsu cherche la cause, voire la cause de la cause, de l’affection de son patient. Il ne s’agit pas de traiter juste le symptôme, il s’agit d’aller chercher ce qui l’a provoqué. Très souvent la cause est cachée, difficilement perceptible. Cela doit amener le praticien à affiner ses qualités de perception. Il s’agit d’observer de simples choses qui peuvent dire beaucoup : le rythme respiratoire, le mouvement des yeux, la posture, etc. Il s’agit là d’éléments du diagnostic qui sont tangibles, même s’ils semblent parfois insignifiants. Il existe également des niveaux de perception « supérieurs » où l’information arrive de manière plus soudaine. Une intuition de diagnostic, le désir de toucher une zone plus qu’une autre, l’impression que le déséquilibre est dû à tel élément… Finalement c’est en commençant à regarder avec sérieux les petits détails visibles que l’on arrive à percevoir des phénomènes apparemment invisibles.