David Manise : survie et arts martiaux

Par Germain Chamot

David Manise est instructeur de survie, formateur, écrivain et conférencier. Pionnier de la survie en France, il définit son approche comme apolitique et se base sur un simple constat : tout être humain, toute organisation se trouve tôt ou tard confronté à des menaces existentielles. Passionné d’arts martiaux, pratiquant du confidentiel Taizuqhuan, David partage de riches analyses sur ces thèmes qui s’entremêlent.

Quelle discipline pratiquer pour être efficace en défense personnelle ?

Ça dépend surtout de ton attitude, et des choix éthiques que tu fais. Je pense que tu peux être maçon et devenir super dangereux en posant des parpaings, si tu le fais dans un certain état d’esprit ! Je pense vraiment qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais art de combat. Tout dépend des objectifs de chacun et de la sincérité des pratiquants (et de leur professeur).

Quel a été ton parcours ?

Fasciné par les films de Bruce Lee, je voulais mettre des coups de pieds en l’air et sauter partout. Enfant, j’ai d’abord fait du Taekwondo. J’adorais le côté acrobatique, mais dans les vraies bagarres ça fonctionnait moyennement. J’ai enlevé ce qui ne fonctionnait pas pour moi et je me suis retrouvé avec un curriculum de 3 techniques. Restaient les choses transversales : le positionnement dans l’espace, le timing, et surtout l’attitude…

Tu as pratiqué du Karaté Shotokan également…

C’est ce que j’ai fait le plus longtemps. J’ai eu la chance de m’entraîner avec un prof qui avait (et qui a encore) une approche très martiale et très pragmatique du karaté, malgré de bons résultats en compétition (avant le karaté sportif, j’entends).  Il m’a encouragé dans une pratique très sincère, et a été vraiment un pivot dans le fait que j’ai assumé de plus en plus les aspects très durs de ma pratique et de mon cahier des charges.

Pourquoi pratiquer ?

Je pratiquais le Karaté dans une optique martiale, car pour payer mes études j’étais videur. Pour moi la bagarre et toute l’approche préventive qui allait autour était quelque chose de très concret. Je m’entraînais dans l’optique de rentrer chez moi entier après le boulot et de pouvoir continuer mes études d’anthropologie. J’ai pratiqué le Karaté dans l’idée que c’est un art de survie, et pas une manière de gonfler mon égo.

Puis tu as étudié d’autres styles plutôt orientés self-defense ?

J’ai notamment pratiqué le système Urban Combatives avec Lee Morrison et aussi l’ACDS à ses débuts. J’ai également travaillé avec Fred Perrin et Philippe Perotti avant qu’ils ne se séparent, avec Patrick Vincent aussi.

C’était des styles orientés efficacité brute. Il y avait beaucoup de dialogue, beaucoup de créations de distractions pour essayer de rentrer dans l’espace de l’autre avec le maximum de chances de réussite. Une approche de la désescalade et de la prévention, aussi, évidemment, et des premiers secours.  C’était plutôt complet et réaliste, et donc ça me plaisait bien.

C’est l’idée d’utiliser tout ce qui permet de rééquilibrer la dynamique ?

Tout à fait. Bien sûr, lorsque j’étais videur j’étais souvent prévenu qu’il y avait embrouille, mais ça m’est arrivé d’avoir des représailles de personnes que j’avais mises dehors et qui revenaient à plusieurs dans une optique de prédation. Ce n’est plus du tout la même chose ! Une agression de prédation, par définition tu ne l’as pas vu venir et tu n’as rien compris. Ça suppose un état d’esprit complètement différent au quotidien. Une attention particulière à son environnement. Et ça suppose une préparation qui permet de passer de 0 à 1000% dans l’instant. 

Qu’est-ce qui fait un bon artiste martial ?

Un ensemble de qualités transversales : la présence à son propre corps, la préparation physique, la force, la vitesse, l’explosivité, et surtout des choix éthiques mûrements réfléchis, médités et actualisés en permanence : il faut avoir choisi comment on compte agir ou réagir en fonction de quelle situation longtemps avant le jour J  C’est ce choix et l’entraînement intérieur, quotidien, qui fait toute la différence entre un sportif et un guerrier.  Entre un pratiquant de sport de combat et un artiste martial au sens premier du terme.

Ces qualités peuvent-elles durer dans le temps ?

Tout dépend de comment tu as pratiqué toute ta vie. Tout dépend aussi de comment tu vas aménager ta technique pour qu’elle fonctionne, dans une rupture d’attention ou dans une faille de structure de l’autre.  Mais oui, plein de gens peuvent être très dangereux très longtemps.

Tu as déjà pratiqué l’Aïkido ?

Un petit peu. Enfin, j’ai surtout fait ce qu’on appelait de « l’Aïkido de rue » avec un ami 5e dan d’Aïkido. Il travaillait vraiment dans l’idée de réaliser une frappe pour attirer le focus de l’adversaire. Puis il créait un déséquilibre pour que la reprise de l’équilibre devienne la priorité, enfin seulement il passait une clé. Même avec moi, même si je savais ce qu’il allait faire et même si je suis beaucoup plus fort et lourd que lui, ça marchait. Parce qu’il créait l’opportunité.

Après, les clés comme on les enseigne trop souvent dans des dojo : « je te donne mon bras et je te laisse faire ce que tu veux et après je roule », bien sûr c’est stylé, mais cela ne me semble pas réaliste.

Je continue de penser que c’est une super discipline. C’est une pratique corporelle qui entretient bien, qui permet d’apprendre à tomber, à rouler dans tous les sens, à se placer finement dans l’espace par rapport aux axes de force et à la distance Entre autres choses.

Quels sont les apports des arts martiaux au quotidien ?

La conscience de soi. De son corps, de son instinct, etc.  Être capable de rester présent à son corps dans un moment de grande tension  Ne pas se décomposer intérieurement face à l’adversité réelle.  Par exemple, dans une pré-confrontation où ça commence à chauffer, continuer à être attentif à son corps et à sentir comment se placer, savoir quand on va déclencher, et quand on va s’arrêter.  Bref, rester acteur. Maître de ses choix.  C’est crucial.

Comment est-ce que tu définirais la martialité du coup ?

Cela dépend des objectifs. Je ne vais pas juger qu’un objectif est bon ou mauvais. Je respecte absolument les gens qui disent : « moi je veux me mettre aux arts martiaux pour faire du sport ou pour être avec des copains ». Par exemple, un des premiers trucs qui m’a attiré vers l’Aïkido c’est l’aspect esthétique avec ce pantalon noir trop stylé, le Hakama. C’est magnifique de voir les gens qui roulent. Il y a un côté artistique que je trouve fantastique.  Mais la martialité est une question de choix éthique et d’engagement : tu décides que tu vas aller au contact, y compris si c’est dangereux, si c’est nécessaire.  Et tu te prépares pour ça.  C’est souvent moins esthétique.  Et ça ne dépendra pas du décorum ou des vêtements, du coup.  On peut faire de l’Aïkido dans cet esprit-là.  Ou pas.  Ca dépend du pratiquant, essentiellement.

La pratique de Kata rend la discipline esthétique, être capable de réaliser la technique dans l’instant sans connaître l’attaque c’est autre chose.

Certainement. Ça demande une pratique et des partenaires de travail qui sont bienveillants, dans le sens où ils ne vont être ni complaisants, ni maltraitants. C’est souvent ce qui pêche dans plein de dojos, qu’ils soient d’Aïkido, de Karaté, ou de boxe Thaï… Souvent il y a beaucoup d’ego dès qu’on commence à monter un peu dans l’intensité ou dans un minimum de « réalisme ». Automatiquement les peurs se mettent dans le chemin et ça devient très compliqué.

Qu’est-ce qui génère cela ?

Il y a quelque chose d’atavique chez les humains. Nous sommes des primates. Et chez les primates, le mâle alpha se reproduit et tous les autres se la « mettent derrière l’oreille » et attendent leur tour. Du coup, chez tous les hommes, depuis le stéréotype du petit garçon jusqu’au chef d’entreprise, il y a toujours un concours de hiérarchie. C’est à qui aura le plus de diplômes ou le plus de grades ou le plus de pognon ou le meilleur humour. On fait toujours des concours de tout. Si tu te retrouves dans un groupe de méditation ou de yoga, ça va être à celui qui est le plus humble ! Les concours d’humilité ça marche aussi, on déplace simplement le problème.

Que faire alors ?

Une fois qu’on a commencé à comprendre qu’on a un automatisme de concurrence. On arrive à le voir en face. On arrive à le gérer et à l’utiliser de manière constructive. C’est-à-dire qu’on va faire exprès de se chicaner, mais on va faire attention à ne pas nuire au développement de l’autre. On va plutôt utiliser notre envie d’être en concurrence et notre élan de domination pour donner du feedback utilisable à notre partenaire. C’est aussi la maturité qui permet ça. Quand j’avais 18 ans je ne parlais pas ainsi.

Qu’est-ce qu’un art de combat de survie ?

C’est une question lourde de responsabilité, je vais juste partager ma vision, mais ce n’est pas nécessairement la vérité. La plus grande distinction entre les arts de survie et les arts sportifs ou les arts martiaux, c’est que la survie, c’est un problème individuel.

Par exemple, moi, avec mon gabarit, mon expérience, ma force physique, mes préférences motrices, la solidité de mon crâne, etc. j’ai des ressources et des contraintes qui sont différentes des tiennes ou de celles du monsieur qui est là-bas. Et obligatoirement, dans une situation d’agression, je vais avoir la possibilité de faire certains choix et l’impossibilité de faire d’autres choix. Typiquement, pour moi courir n’est pas un super bon choix. En me regardant, on comprend assez vite que je suis plutôt programmé génétiquement pour la baston que pour la fuite. Je vais être vite fatigué et essoufflé et je risque peut-être de faire un infarctus. Face à une agression au couteau, je n’ai donc aucun intérêt à fuir. L’agresseur risque de me rattraper et de me planter sa lame dans le dos, je vais possiblement  trébucher et il va me replanter jusqu’à ce que ce soit fini. Ça n’a pas d’intérêt. Par contre si je reste là et qu’au lieu de reculer, j’avance vers lui et j’essaie de le défoncer, là j’ai plus de chances de survivre.

Un gabarit plus léger agira différemment ?

Au contraire, une petite nana athlétique qui fait du trail comme passion, qui a un passif de gymnaste, elle va mettre 50m à son agresseur en l’espace d’une fraction de seconde. Puis elle grimpera sur une façade ou un arbre et il ne pourra jamais l’attraper. C’est le genre de choses qu’il faut prendre en compte dans notre réflexion tactique et stratégique : chacun est différent et a des possibilités uniques

Chaque situation est spécifique…

En effet. Je n’ai pas de réponse universelle parce que je ne connais pas la situation à l’avance. Je ne connais pas l’agresseur, ni à quelle heure, avec quelle tenue vestimentaire, ni combien ils vont être… Est-ce que vous allez être bourrés ou en pleine possession de vos moyens ? Est-ce que vous allez être un peu en hypoglycémie parce que vous n’avez rien mangé de la journée et que vous êtes sortis tard du boulot et que vous êtes trop concentré sur vos problèmes du quotidien ? Ou est-ce que vous allez être bien nourri, disponible, attentif à l’environnement ?

On ne peut pas connaître ces paramètres à l’avance. Donc un art de survie qui a des chances de fonctionner, pour moi, doit être individualisé. Il ne doit pas traiter tout le monde de la même façon. Il doit laisser chacun faire des choix qui lui conviennent sur le moment.  Donner des outils, des principes, de la liberté d’action.  Pas un cadre stupide et contraignant. Et bien entendu, ce système doit permettre de niveler le plus possible les différences de gabarit, les différences de sexe, les différences d’armement, les différences d’état d’esprit et d’inhibition entre l’agresseur et la victime.

Les différences d’état d’esprit ?

C’est un élément dont on parle peu, mais, en général, les agresseurs sont habitués à la violence. Ils n’ont pas de problème à mettre un coup de tournevis à quelqu’un, à violer, à renverser un flic avec une voiture… Ils n’ont pas d’inhibition comme nous. Je dis comme nous au sens général, j’en ai peut-être moins que la moyenne à cause de mon vécu, mais malgré tout j’ai un cadre éthique qui m’interdit de faire plein de trucs. Du coup on est face à des gens qui ont moins d’inhibitions, qui sont prêts mentalement, qui sont potentiellement entraînés, parce qu’ils peuvent aussi faire des arts martiaux et des sports de combat.

Et ils sélectionnent leurs victimes

Ils ont souvent fait une présélection de leur proie en fonction de ce qui les arrange, de ce qu’ils cherchent comme téléphone, ou comme interaction ; et souvent ils ne sont pas seuls. C’est donc un combat complètement asymétrique. Du coup c’est très compliqué.

Je pense qu’un bon art de combat doit être capable de franchir le canyon qui existe entre les capacités des prédateurs et les capacités d’un citoyen honorable, inhibé, bien élevé, pas forcément en forme physique. Un tel système doit être capable d’amener cette personne à avoir les qualités physiques et les capacités de dangerosité d’un agresseur tout en gardant son cadre éthique à elle.

Vaste projet…

Entre un loup et un chien de berger, il n’y a pas de grosse différence. Et tu peux faire tout ce que tu veux, comme disait Fred Perrin à une époque : « Un mouton qui pète un plomb ça s’appelle un kebab ».

La première de toutes les capacités, c’est une disposition intérieure. Est-ce que mentalement et psychiquement, je m’effondre et j’abandonne ou est-ce que je reste « entier » dans le sens où je conserve mes objectifs du moment ?

Lorsque l’on parle de survie, il y a souvent la question de la préparation. Quel équilibre trouver entre une forme de paranoïa et une saine préparation ?

Pour moi la parano commence quand ça pourrit la vie. Au contraire, la saine préparation améliore ta qualité de vie. Je pense qu’on a plus facilement des Troubles Obsessionnels Compulsifs, comme vérifier notre matériel plusieurs fois, que d’être réellement paranoïaque et penser que les gens nous en veulent. Il s’agit plus d’une tentative de contrôler son environnement et de limiter l’incertitude, que d’une croyance que quelqu’un nous en veut et complote contre nous.

Comment effectuer sa préparation ?

D’une part il y a l’approche : « après analyse j’ai déterminé qu’il y a certains risques qui demandent que je prenne des mesures pour les limiter et donc je fais ça. » On est dans le domaine du risque prévisible.

Et d’autre part il y a l’approche « on ne sait jamais ». Et là, si je commence à me préparer à tout ce qui pourrait être possible, il n’y a aucune limite. On a tous des armoires pleines de trucs qui « pourraient servir ». Il faut donc poser une limite. Est-ce que vraiment j’ai besoin de me préparer contre des extraterrestres qui pourraient me kidnapper et étudier mon ADN et après me relâcher en forêt ? Je ne pense pas.

Lorsque tu fais une analyse de risque factuelle en croisant probabilité et gravité, tu retombes sur des choses basiques telles que l’incendie du domicile ou l’accident de la voie publique. C’est pour ces risques-là en premier que je me prépare.

C’est une approche très rationnelle

Bien sûr. Après il y a la question de l’envie. Est-ce que j’ai envie de me préparer ? Est-ce que j’ai envie d’être fort ? Est-ce que j’ai envie d’être capable de me défendre, par principe ? Il ne s’agit pas d’une approche du genre « j’ai peur de quelqu’un en particulier ». C’est plutôt : « J’ai envie parce que ça correspond à mon éthique personnelle et à ma conception de la vie. » On peut aussi préférer déléguer cela à quelqu’un. En ce qui me concerne c’est les deux. Je sais me défendre, je sais tirer au pistolet, au fusil d’assaut et je sais faire plein de trucs, mais étant citoyen et respectant la loi, je n’ai pas d’armes à feu sur moi et je délègue donc cette partie-là aux forces de l’ordre.

Pourtant tu continues à t’entraîner

Oui car dans le laps de temps entre le moment où on m’agresse et le moment où les forces de l’ordre débarquent, je vais pouvoir gérer. Et ça n’est pas parce que ça m’arrive toutes les semaines, c’est parce que je pense que c’est bien que les citoyens puissent faire ça. Tout en respectant un cahier des charges légal, éthique, en faisant notamment attention à ne pas devenir l’agresseur soi-même.

Pourquoi penses-tu que c’est bien que les citoyens sachent se défendre ?

Par principe de philosophie politique tout simplement. Dans l’idée de la République française, un citoyen contribue à la défense de la Constitution et de l’ordre public. On y contribue principalement par les impôts. Ça n’est dit nulle part qu’on ne doit pas contribuer directement s’il y a besoin, tant qu’on respecte le cadre légal.

Il me semble qu’on sait faire de moins en moins de choses. Cela nous place dans un rapport particulier au réel…

Comme on n’est plus exposé et plus acteur dans la gestion des risques objectifs, les vrais risques dangereux, on se met à stresser pour des trucs qui ne sont pas dangereux. Par exemple, on n’a jamais objectivement été dans une société aussi sûre. Bien sûr, il y a encore des agressions, des crimes crapuleux, etc. Mais par rapport au 18e ou au 19e siècle, on est vraiment peinards. Et paradoxalement on a plus peur !

Alex Honnold est un grimpeur américain qui a fait en solo l’ascension de El Capitan, une immense falaise dans le parc Yosemite. Pendant 6h ce mec a grimpé et était à une chute de la mort. Ils ont étudié son cerveau et ils ont vu que les amygdales cérébrales, les zones qui détectent les dangers et qui s’activent quand on est face à un danger, étaient au repos complet dans la vie de tous les jours. Le mec est tellement zen ! Il est « pipou » à fond. Quand on lui demande s’il est stressé, il répond : «…mais il y a un truc dangereux là tout de suite ? ».

Comment gérer  la complexité du combat ?

Je pense que pour faire face à la complexité on a paradoxalement besoin d’outils simples. La grande complexité appelle des réponses simples, transversales, qui ne vont pas fonctionner tout le temps, mais qui vont fonctionner plus souvent. L’idée est de couvrir les éventualités les plus probables. Sachant que plus on a de choix dans une situation donnée, plus on a besoin de temps pour faire un choix. Par exemple, pendant un an et demi je n’ai travaillé que le coup poing marteau, que de la main droite.

Quelle était ton idée ?

Le coup poing marteau, qui est la grosse frappe qui descend poing fermé, ça se transfère avec un couteau, une matraque, un stylo, etc. Si tu changes l’angle ça peut facilement devenir un blocage. Il y a plein d’utilisations transversales sur ce mouvement de base.

Je n’ai travaillé que ça, pour garder l’essence du poing marteau. Dans mon système neurologique c’est gravé au laser, du coup dès que je ne sais plus quoi faire ce mouvement ressort d’une manière ou d’une autre.

L’idée est de garder peu de principes fondamentaux qui vont exister dans ton système nerveux d’une manière quasiment abstraite. On cherche à s’affranchir de plus en plus de la forme précise d’un geste, mais à garder la dynamique, la manière de générer de la force avec ce geste-là, la manière de se placer pour y arriver, la manière de s’en servir sur un plan tactique général.

Du coup ça devient vraiment utilisable…

À un moment donné, tu arrives à déléguer à ton corps la gestion des choix. Il y a tout un panel de mouvements qui sont vraiment intégrés, pour lesquels il n’est plus besoin de réfléchir. Et c’est là que ça devient super intéressant. C’est là qu’un bon pratiquant d’Aïkido saura se placer à l’endroit parfait par rapport à l’autre. Même si l’Aïkido n’est pas forcément pratiqué dans le but de faire de la grosse bagarre, c’est câblé en dur chez vous. Tu n’as pas besoin d’y penser. Quand on s’est serré la main tu t’es directement placé à l’endroit où c’était avantageux pour toi. Tu es resté sur tes appuis et dans ta structure et moi j’ai dû m’étendre un peu trop, et j’étais très légèrement en dehors de mon axe.  Tu n’as pas fait gaffe ?

À force de pratiquer on ne sait plus ce qu’on sait !

Exactement. Et il ne faut surtout jamais cracher dans la soupe parce qu’il y a du bon à prendre partout. On ne le sait pas tant qu’on n’est pas exposé à une vraie situation.

Je suis très fan de pratiquer plein d’activités différentes, surtout quand on est jeune, pour se créer un panel d’expériences de mouvements et d’interactions. Toutes ces expériences physiques qu’on fait ou qu’on ne fait pas, ça change tout.

La diversité est une richesse ?

La diversité des points de vue, la diversité des expériences, c’est nécessaire et ça évite les erreurs aussi. Aucun professeur ne peut être pertinent tout le temps pour chaque élève, c’est impossible. Même le meilleur enseignant du monde, s’il commence à enfermer ses élèves dans sa vision, sa méthode, il fait des clones et c’est dommage. Je ne veux pas de clones, je veux des gens qui ont compris l’essence de ce que je transmets comme message, le « à quoi ça sert ? »

Je ne donne pas des solutions toutes faites, j’explique : « la clé à molette, elle fonctionne de cette manière-là. Moi je l’utilise comme ça avec mon corps. Toi peut-être que ce principe-là peut te servir. Vas-y essaye ». Il y a un niveau d’abstraction supplémentaire. Pour moi c’est une approche plus réaliste. Mais c’est rébarbatif car les gens veulent des certitudes et souvent ils veulent « bien » faire la technique. Et parfois en tant que professeur tu vois que l’élève a compris, mais que ça n’est pas tout à fait ça, et en essayant de le guider automatiquement tu l’enfermes.

Est-ce que ta rencontre avec Olivier Boutonnet, ton maître de Taizuqhuan, a changé ta vision des arts martiaux traditionnels ?

Totalement. J’avais toujours entendu parler de cette fameuse intention, de cette présence, mais je n’avais jamais vu personne qui l’incarnait vraiment. Pourtant j’ai vu des gradés, des gens qui ont une bonne réputation, qui sont impressionnants et qui sont très dangereux. Mais quand j’ai vu Olivier faire c’était un autre niveau. On est passé de la bougie au phare. C’est incroyable l’écart de niveau.

Comment s’est passée la première rencontre ?

C’était lors d’un stage. Il m’a choisi pour faire la démo parce que j’étais le plus gros de la bande. Il m’a demandé de l’attaquer, j’ai répondu « mais comment ? » et il a déclaré « comme tu veux ». Alors j’ai dit que je ne voulais pas lui faire mal. Il a alors expliqué qu’on était là « pour de vrai » et que si en tant que prof il ne pouvait pas encaisser une vraie attaque de la part du plus gros du groupe, il n’avait rien à faire là.

Il m’a donc demandé de le tester pour de vrai, car c’est là qu’il mérite ses galons de prof.

Ne l’ayant jamais vu bouger je l’attaque tranquillement. Il me reprend en me demandant de l’attaquer vraiment. Et là, lorsque je me mets face à lui, je sens une « présence absolue », complètement ouverte et à la fois focalisée. Avec un placement de son corps qui n’avait rien de particulier, mais je ne sentais aucune ouverture. Si j’avais été un méchant prédateur et que j’avais eu un couteau dans la main je n’aurais pas voulu y aller.

Et du coup j’ai attaqué mais sans trop y croire parce que je savais que ça servait à rien.

Mon attaque a rencontré… rien du tout. Il a disparu, il est réapparu et j’étais échec et mat.

Il avait pris mon centre, m’avait mis quatre frappes en moins d’une seconde. Quand il s’est arrêté, il était entre mes jambes et dans ma gorge et j’étais moulé autour de ses coudes et de ses poings. Je n’ai pas eu le temps de comprendre. J’étais virtuellement mort.

Comment s’entraîner ?

Il ne faut pas confondre l’entraînement, même réaliste avec la situation.

Tu peux le tourner comme tu veux, même l’entraînement le plus dur du monde, tu sais que c’est un entraînement. Même si on y va à fond et que je te dis : « Tu es prêt ? Je vais te taper pour de vrai ». C’est biaisé car je te l’ai dit.

C’est ok que l’entraînement soit toujours un peu un mensonge parce que si c’était vraiment réel on s’entretuerait à chaque entraînement et ce serait « moyennement » pratique. Donc on est obligé de tricher avec le réel. Le but d’un bon entraînement pour moi c’est de survivre à notre prise de vraie expérience.

Du coup ça n’est pas du sparring…

Le sparring est un échange, un jeu. C’est une interaction entre deux sujets qui s’amusent, ou qui s’affrontent. Peu importe comment tu le tournes, mais c’est : « un coup c’est toi, un coup c’est moi ». Dans le Taizu c’est : « Un coup c’est moi, un coup c’est moi, etc ». Il n’y a pas de place pour l’autre dans l’interaction. Sinon ce n’est plus du combat, ça devient du sport, ça devient un échange, ça devient quelque chose où je te considère.

Où je te considère ?

Pour moi, la posture du combat c’est, à partir du moment où ça déclenche, je dois me débrouiller pour que tes choix, tes interactions, ta manière de bouger, ta manière de te placer, n’aient plus aucune incidence. Il faut que je puisse ignorer ce que tu fais. Il ne s’agit pas de faire comme si tu n’étais pas là, mais plutôt de ne pas avoir à tenir compte de toi. Et donc c’est très paradoxal parce que toute la préparation se base sur le fait que « tu » es là, que tu m’agresses, que tu m’attaques, etc. Et à partir du moment où ça commence, tout est fait pour que je n’ai plus besoin de tenir compte de ta présence et de ton existence. Et c’est là où on retombe sur une recherche d’hyper simplicité. On veut gérer l’interaction d’une manière qui fait que je peux rentrer dans ton espace vital, peu importe ce que tu fais.

Que ce soit en préemption ou en réaction, je vais faire la même chose. La distance va déterminer le moment où je vais déclencher. Et à partir du moment où je déclenche, mon but c’est qu’il n’y ait plus de temps pour toi, que tu n’aies plus le temps de t’adapter, voire que tu n’aies pas le temps de percevoir. Au moment où tu commences à percevoir et à analyser, mon action est terminée.

Cela simplifie drastiquement les choses…

La loi de Hicks dit que plus tu as de choix, plus il va te falloir du temps pour savoir quoi utiliser. Dans l’instant de la confrontation tu n’as pas le temps.

Typiquement les boxeurs font ça. Ils ont une combinaison qui est chargée dans leur tête. Ils sont prêts à la faire et quand ils arrivent à un moment où ça s’y prête, ils déclenchent.

Donc tu charges un protocole dans ta mémoire de travail et au moment où ça s’y prête, le protocole s’exprime. C’est comme si tu appuyais sur un bouton et que toute la séquence s’enchaînait. Tu n’as pas le temps de changer de protocole en cours de route en fonction de ce que l’autre commence à faire. Donc il faut des protocoles qui fonctionnent dans plusieurs situations.

Cela demande un certain travail de conceptualisation…

Le gros du travail de protection personnelle est de comprendre les limites, des sports de combat, des arts martiaux, associé à une réflexion éthique. Qu’est-ce que se protéger aujourd’hui en 2024 ? Le plus dur c’est de déterminer de bons objectifs pour soi. Une fois qu’on a ça, on peut avancer. Autrement c’est compliqué et 9 fois sur 10 tu vas choisir ceux des autres. Quand on est gamin on subit les choix des autres et souvent ça devient des routes tracées. Qui peuvent être super en plus, mais il faut avoir de la chance…

Comment connaître ou découvrir ses objectifs ?

Je pense que la présence ou l’absence de la conscience de la mort fait toute la différence. Je connais certains enseignants de krav maga, qui techniquement ne sont pas forcément très bons, mais qui ont été dans des opérations. Tu sais que pour eux la mort n’est pas juste une hypothèse abstraite.

Il est question de peut-être tuer ou mutiler quelqu’un. Et ça ne se fait pas dans un moment d’empathie. Il faut que les conditions soient réunies pour que mon empathie disparaisse et que je passe à l’action complètement froidement.

Ce qui ne veut pas dire que je n’aurais pas d’empathie après et que je ne vais pas appeler l’ambulance ou donner moi-même les premiers secours si c’est nécessaire. Parce qu’il n’y a pas de haine pour autant. Mais malgré l’absence de haine, il y a l’idée : « je ne peux pas te laisser continuer ». Il faut que j’éteigne mon empathie pour passer à l’action. Pour résumer : « faire du mal pour empêcher l’autre d’en faire encore plus, puis redevenir humain ». Et il s’agit de rendre ce switch le plus binaire possible. Cette capacité à switcher est très perturbante pour les gens. Cela les confronte à cette part d’ombre que tout être humain possède, mais que socialement on met de côté. Au fond, on ne veut pas savoir que peut-être on prendrait plaisir à tuer.

C’est une démarche qui doit être dérangeante…!

Bien sûr ! Mais une fois qu’on s’est regardé en face, on peut commencer à gérer de manière délibérée ces aspects-là chez nous. Il s’agit d’être conscient de notre méchanceté, de notre agressivité, de notre absence d’empathie à certains moments, de notre violence latente. Si on ne regarde jamais cela en face, ça finit par exploser, ou on tombe malade. Ou ça dégueule par les côtés de manière insidieuse, par de petites remarques méchantes au quotidien. Moi j’ai très peur des gens qui sont tout le temps de bonne humeur, tout le temps d’accord et tout le temps contents. Parce que je sais très bien qu’ils ne veulent pas regarder leur part sombre. Je préfère les gens qui sont capables d’être ouvertement désagréables et qui vont dire non. Parce qu’ils sont capables d’être connectés à leurs besoins et que s’ils disent oui c’est un vrai oui car ils savent dire non.

Observer la violence en nous est un outil de connaissance de soi ?

Certainement ! C’est un long chemin, difficile et désagréable. Nous sommes dans une société où la violence, la méchanceté, la cruauté ne sont pas acceptables, même dans un contexte où elles seraient nécessaires.

Je connais plein de gens – et je ne les juge pas – qui me disent clairement « moi je préfère me faire taper dessus que de répliquer ». Alors je demande : « si c’est ta gamine tu fais comment ? » Et là je vois que ça les titille un peu et puis ils contournent et choisissent le déni : « ça risque pas, ça n’arrivera pas ».

Tous les gens que je connais qui ont vraiment fait ce travail de connaissance de soi et qui ont développé une vraie capacité à la violence extrême, ont développé, par symétrie, une gentillesse extrême.

Tous les mecs des Forces Spéciales avec qui j’ai eu l’honneur de bosser en formation, sont vraiment des gens super. Ce sont des personnes profondément gentilles, alors que tu sais qu’ils ont des compétences de meurtrier. Ils sont gentils par choix. Et ça fait des êtres humains complets, avec un spectre d’interaction possible super vaste.

Savoir que tu peux aller loin ça fait que tu choisis de ne pas y aller, car 9 fois sur 10 ça ne vaut pas le coup. Et ça permet dans certaines situations d’être suffisamment confiant pour faire de la place à l’autre. Ce sont les bons côtés de la violence.

Il y a tellement de films de super-héros méga violents. La violence y est représentée de manière gratuite, brute et il n’y a pas beaucoup de réflexion. Forcément, ça ne donne pas envie d’incarner cette vision binaire.

Merci beaucoup David.


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