
Lors de mes débuts en Aïkido j’ai rapidement été frappé par le peu de variété des modes de travail qu’offrait la discipline. En effet, le plus souvent nous pratiquons un Kata dans lequel l’attaque et sa réponse sont fixés.
Il arrive parfois, à la fin d’un cours, qu’un peu de travail libre soit proposé. Le pratiquant peut alors dérouler un « catalogue technique » sur une attaque fixe. L’incertitude est alors nulle pour Tori et relative pour Uke.
Plus rarement, un travail où les attaques de Uke sont libres est abordé. L’incertitude concerne alors Tori. Notons que, pour que ce type de travail ait un intérêt, il faut que les attaques ne soient pas téléphonées.
Enfin, je n’ai quasiment jamais assisté à des cours proposant de ne pas fixer à l’avance les rôles d’Uke et Tori. Ce scénario, dans lequel l’incertitude est la plus forte, constitue pourtant la base de la situation martiale : qui va déclencher l’attaque ? Quand ? Avec quel mouvement ?
Répondre à l’incertitude de l’attaque
Jeune pratiquant ces considérations m’avaient fait demander à un expert renommé : « comment fait-on pour effectuer une technique lorsqu’on ne connaît pas préalablement l’attaque ? » Je manquais sûrement d’entraînement et d’expérience, mais j’avais déjà bien compris que certaines formes techniques étaient tout simplement impossible à réaliser sans connaître l’attaque à l’avance. La réponse que j’avais reçu à l’époque m’avait passablement agacé : « il faut avoir Fudo Shin, l’esprit inamovible »… Je me souviens m’être dit : « l’esprit inamovible d’accord, mais il doit bien y avoir des principes stratégiques dans lesquels couler son esprit ».
Si les techniques d’Aïkido me fascinaient, je trouvais la répétition d’un immuable Kata ennuyeuse. C’était comme apprendre à faire un revers avec une raquette de tennis et ne jamais pouvoir jouer de match pour essayer de placer ce nouveau coup. La théorie sans la pratique en somme… Peut-être que la baisse de l’intérêt pour l’Aïkido tient pour partie à cet aspect rébarbatif…

Mon souci, à l’époque, était que je percevais les techniques d’Aïkido comme une multitude de tiroirs indépendants les uns des autres. Et cela demandait à mon cerveau un temps trop important à mon goût pour aller chercher le tiroir adapté à la situation. Je n’imaginais pas qu’à force de travail on pouvait créer des sortes de réflexes pavloviens et – immédiatement – fournir la réponse adaptée à la situation.
L’Aïkido, un système ?
Fort heureusement, je découvris plus tard la notion de « système ». Un système martial constitue un ensemble de techniques qui s’articulent entre-elles selon des principes et des stratégies communes. Par exemple, un système peut contenir une entrée « universelle » (lever les bras pour protéger sa tête), à partir de laquelle les techniques vont naître en fonction des positions relatives des corps. Cela donne lieu à des considérations du genre : si je suis rentré à l’extérieur je fais telle technique, à l’intérieur, telle autre.
L’idée de système permet également de donner une place à chaque technique et de justifier son existence. Par exemple Kote Gaeshi est une technique « logique » sur une attaque au ventre avec un couteau, mais n’est pas nécessairement une réponse de choix pour une attaque au visage à mains nues.
En plus de donner une lecture de l’espace, un système doit également donner une lecture du temps. En effet, toutes les techniques ne fonctionnent pas sur le même timing. Certaines sont efficaces pour prendre l’initiative, d’autres en cas de surprise.
On peut ainsi représenter son système sous forme arborescente. Chaque branche symboliserait alors une réponse à une situation dictée par l’environnement : distance, timing, présence d’armes, etc.
Un système pour enseigner
Afin d’enseigner un tel système plusieurs options sont possibles. En général, on enseigne le catalogue technique de manière erratique et ensuite on explique au pratiquant que telle ou telle technique est destinée à servir dans telle situation. Bien souvent, cette seconde phase n’a pas lieu, faute de temps, et l’adepte se débrouille comme il peut pour donner une logique à sa pratique.
Constatant que mes élèves apprenaient plus rapidement ce qui suivait un schéma logique (quelle que soit cette logique d’ailleurs), j’ai tenté de ne pas enseigner un catalogue technique égrené au gré de mes humeurs, mais de transmettre à la fois la structure du système et son contenu : les techniques et leurs raisons d’être. En effet, on est plus à même d’utiliser un outil lorsque l’on nous a montré simultanément à quoi il sert et comment s’en servir.
Savoir faire une technique c’est bien, savoir quand la faire et pourquoi c’est mieux !

Un unique système
J’avais déjà constaté que tous les pratiquants ne pouvaient exécuter les mêmes techniques de la même manière. Shihonage peut être une technique difficile pour les grands, alors qu’elle est facile pour les petits. En conséquence j’avais décidé d’organiser mon système en partant des entrées. J’ai ainsi élaboré un certain nombre de situations que je faisais travailler à chaque début de cours et chacun « branchait » dessus les techniques qui convenaient à son gabarit. Cela semblait fonctionner jusqu’à ce que je me rende compte que certains pratiquants ne pratiquaient pas les entrées de la même façon ! En effet, certaines personnes ont une tendance plutôt pronatrice (paumes vers le sol) et d’autres sont supinatrices (paumes vers le ciel). Dans certains cas cela modifie totalement le système utilisé.
Finalement j’ai considéré qu’il n’était pas possible de transmettre un système unique. Chacun doit faire son chemin et organiser sa pratique comme il peut. Cependant, il me semble important de laisser entrapercevoir aux élèves que les techniques ne se collectionnent pas, mais s’articulent entre elles.
C’est l’organisation des techniques entre elles qui va permettre de gérer l’incertitude de l’attaque. Cette organisation doit être suffisamment large pour couvrir un vaste champ de possibilités, suffisamment concise pour être assimilable rapidement et suffisamment souple pour être adaptable selon les situations.
L’incertitude comme voie
Construire son système pour qu’il nous permette de gérer des situations inconnues devrait être l’objectif d’un adepte en quête d’efficacité martiale. Paradoxalement, poursuivre ce même but a une valeur inestimable pour celui qui cherche à arpenter les aspects les plus philosophiques de la voie.
Même si l’injonction sociétale actuelle nous laisse croire l’inverse, il est impensable de pouvoir tout maîtriser en toutes circonstances. Nous passons nécessairement par des moments d’incertitude. Explorer régulièrement ces zones délicates sur les tatamis est un moyen de s’y préparer une fois sorti du dojo.
La libération des limites
On dit souvent – en ce qui concerne les voies d’exploration de soi – qu’il n’existe pas de raccourcis. Je traduis cela de la manière suivante : le processus est long car il nécessite un examen approfondi de toutes les facettes de soi, dans toutes les situations. Il s’agit ainsi de mener une étude profonde, constante, méticuleuse, de nos modes d’interaction avec le monde. Certains arts nous y confrontent directement. Un sculpteur sur bois, par exemple, ne pourra blâmer un quelconque partenaire lorsqu’il fait glisser son ciseau à bois et brise sa sculpture.
La difficulté pour nous autres Aïkidokas réside dans le fait que notre matière est vivante : il s’agit de notre partenaire. Il est alors aisé de le blâmer lorsque « cela » ne fonctionne pas comme on le souhaiterait. Il arrive également qu’on lui demande d’agir de telle ou telle façon, afin que nous puissions réaliser le geste de notre souhait. Malheureusement cela nous rend incapable de nous adapter à des situations sur lesquelles nous n’avons pas prise. Et lorsqu’elles surviennent l’apaisement feint sur les tatamis, disparaît.
Changer d’entraînement
Que faire alors ? Peut-être faut-il revoir notre mode d’entraînement. De la même manière que l’artisan apprend graduellement à se servir de ses outils, il nous faut, graduellement, augmenter la contrainte que propose notre partenaire. Par exemple en introduisant une incertitude relative : attaquer à gauche ou à droite, au visage ou au ventre, sur une saisie ou une frappe, etc.
Travailler sur le processus plus que sur le résultat est le meilleur moyen de ne pas manquer la cible. Trop souvent, par désir de succès on « plie » l’exercice afin d’être en réussite. Il ne faut pas perdre de vue qu’échouer c’est parfois réussir l’exercice. Échouer c’est percevoir les limites dans lesquelles le mouvement peut fonctionner.
Ainsi, travailler avec des situations d’incertitude relative doit nous ramener à nos limites. Cette confrontation au réel est saine et permet de conserver les pieds sur terre. Avoir conscience de ses limites c’est connaître ses capacités et ses manques. Et paradoxalement cela a un effet libérateur.
Cet article est initialement paru dans Self&Dragon Magazine – Spécial Aïkido #12