Par Germain Chamot

Tombé dans la marmite des arts martiaux dès le plus jeune âge, Lionel Froidure pratique depuis plus de 40 ans. Afin de pouvoir vivre pleinement sa passion martiale, ce professeur de Karaté Shotokan et d’Arnis Kali, a créé Imagin’ Arts, une société d’audiovisuel au service des arts martiaux. Il se rend aussi bien en Chine, en Corée, au Vietnam ou aux Philippines, qu’au Japon et à Okinawa, pour réaliser des documentaires présentant le Karaté Uechi ryu ou Goju ryu ou encore le le Yi Quan ou le Sonmudo
Tu as commencé le Karaté enfant car tes parents étaient enseignants ?
Même si je réalisais des mouvements à l’extérieur du tatami, je ne m’entraînais pas plus que cela. Je voulais surtout ressembler à mes parents. Jusqu’au jour où il y a eu un déclic et c’est devenu une obsession.
Qu’est-ce qui a fait basculer ton investissement ?
La compétition ! À l’époque, les compétitions « Combat » n’étaient pas encore ouvertes aux enfants et les compétitions de Kata ne m’intéressaient pas vraiment.
Je voulais faire du combat, « comme papa » qui avait été champion de France. À partir du moment où j’ai pu faire mes premiers combats et où les médailles ont commencé à tomber, ma motivation a augmenté.
Quel a été ton palmarès ?
J’ai été vice-champion de France. Cela m’a permis de faire les sélections pour intégrer l’équipe de France cadet / junior, puis de participer aux championnats d’Europe à 16 ans au Portugal !
L’environnement familial t’avait-il prédisposé à cela ?
En quelque sorte, puisqu’en 1988, j’avais alors 14 ans, mes parents ont ouvert un immense dojo multi-disciplines : le Shaolin Toulouse. Quelque temps après l’ouverture, ils ont construit notre appartement juste au-dessus du dojo. À ce moment-là, j’avais simplement une porte à franchir pour y entrer. Pour sortir de chez moi il fallait même que je passe par le dojo ! Je me suis donc retrouvé en permanence dans le dojo. Autant te dire que je passais mon temps à m’entraîner et que les résultats scolaires ne suivaient pas (rires) ! L’école ne m’intéressait pas beaucoup. La seule chose que je voyais c’était le dojo, les médailles, l’équipe de France…
Puis tu as arrêté la compétition ?
Après 4 ans de haut niveau, j’ai quitté la compétition. La politique jouait un trop grand rôle dans les choix de la fédération. Certains partaient aux championnats alors qu’ils n’étaient pas les meilleurs mais étaient dans les bons réseaux. Cela m’a dégoûté et j’ai donc arrêté cet aspect de la pratique pour me tourner vers l’enseignement.
Tu voulais enseigner aussi ?
Oui, je voulais être professeur. À ma majorité j’ai passé mon Brevet d’État en candidat libre. J’ai alors compris que les études pouvaient me servir pour avoir une méthode de travail.
Puis je suis parti à l’armée, chez les para. Au début, mon affectation faisait que je ne pouvais plus m’entraîner, mais comme j’étais en équipe de France, la fédération de Karaté a fait pression pour que je puisse m’entraîner tous les soirs. Comme j’étais « Conducteur d’Autorité », je ne devais être actif que le matin et le soir pour conduire le colonel. Du coup je pouvais aller m’entraîner en journée à la salle des officiers avec un ami Taekwondoiste. C’est ainsi que j’ai fini par donner cours aux officiers.
Quel était le niveau des pratiquants à l’armée ?
Ni pire, ni meilleur que dans le civil. Certains avaient déjà appris la boxe anglaise et c’était intéressant de pratiquer avec eux. Pour les autres, comme j’avais déjà pratiqué beaucoup de Nihon Taï Jitsu, le close-combat qu’ils pouvaient connaître ne m’a pas plus impressionné que cela.
As-tu pratiqué longtemps le Nihon Taï Jitsu ?
J’en fais toujours un peu. C’est vraiment une deuxième école pour moi, une pratique complémentaire. À l’époque dans le Karaté, il n’y avait quasiment pas de clés ou de projections. Cela existait, mais c’était très peu enseigné. Nous pratiquions surtout les « trois K » : Kata, Kihon, Kumité.
À partir de quelle période la pratique s’est-elle diversifiée ?
La pratique est devenue plus généraliste à la fin des années 90. Il y a eu plus de bunkaï (application de Kata) et la notion de « jutsu » s’est développée.
À quoi est liée cette évolution selon toi ?
Certains experts ont commencé à présenter ce type de travail en stage. Avant on faisait surtout des allers-retours en ligne à n’en plus finir (rires) !
Cette variété de travail a-t-elle fait augmenter le niveau ?
Difficile à dire. Disons qu’il y a d’un côté les gammes et de l’autre les partitions. Parfois à force de jouer des partitions on oublie qu’il faut pratiquer ses gammes. Je pense que c’est problématique. Il faut constamment revenir aux gammes et continuer à creuser le sillon plus profondément. À mesure que le sillon devient plus profond, il devient aussi plus large. Ainsi, ton Kihon est à la fois mieux maîtrisé, mais il a aussi un spectre d’application plus large.
Les gammes sont indispensables, mais cela peut aussi être rébarbatif de répéter le même geste…

La répétition en elle-même ne m’a jamais intéressé. C’est le résultat qui m’intéresse. Je n’avais pas particulièrement de talent au départ mais j’ai toujours beaucoup travaillé.
Il y avait des gens qui étaient devant moi, notamment en compétition, mais maintenant ils ne pratiquent plus…
Le talent sans travail, ça ne sert à rien. Dans les arts martiaux on voit plein de gens talentueux qui arrivent et on se dit : « quand il va bosser celui-là, ça va être une perle », mais c’est rare qu’ils se mettent à travailler. Souvent, les gens talentueux n’ont pas eu l’habitude de se retrouver confrontés à un mur, donc quand ça leur arrive ils ne savent pas comment le gérer, émotionnellement ou physiquement. Alors que, quand tu as été habitué toute ta vie à cravacher, c’est différent…
Ta vision sur la préparation physique ?
C’est la base, mais il y a déjà tellement à faire techniquement qu’on n’a pas le temps. Dans mes cours cet aspect est très limité. De temps en temps, je « tue » mes élèves en les épuisant physiquement, pour leur faire comprendre qu’ils doivent faire leur préparation physique de leur côté.
Comment décrirais-tu ta pratique ?
J’essaie d’avoir une rigueur classique pragmatique, tout en conservant à l’esprit la maxime de Saint-Thomas : « je ne crois que ce que je vois ». Si pour moi ça n’est pas applicable, cela ne sert à rien de le faire.
Toutefois je reste très curieux. Donc il m’arrive de rencontrer des gens qui me montrent que ce que je croyais improbable fonctionne. De cela est né mon intérêt pour les arts internes.
Pourquoi Imagin’ Arts, pourquoi les reportages ?
Mon travail avec Imagin’ Arts consiste à créer une sauvegarde pour plus tard. Pour que les gens n’aient pas à redécouvrir quelque chose qui existait depuis longtemps. En second temps, je souhaitais rendre hommage aux arts martiaux, pour les remercier de ce qu’ils m’ont apporté. C’est en regardant un reportage de plongée sous-marine, dans lequel le présentateur partait à l’étranger faire découvrir un spot aux téléspectateurs, que j’ai eu l’idée de créer la série des documentaires En Terre Martiale.
Quelques mois plus tard, j’ai retrouvé mon ami Dany Faynot, qui a été un de mes professeurs de Nihon Tai Jitsu. Il rentrait des Philippines. Je lui ai raconté le lancement de ma société, les vidéos d’arts martiaux avec Jean-Pierre Lavorato, Oshiro Senseï… Comme je ne connaissais pas les Arts Martiaux Philippins, il m’a proposé de l’accompagner aux Philippines pour filmer et interviewer les maîtres qu’il connaissait. Six mois après j’étais sur place !
Puis tu t’es mis à pratiquer l’Arnis avec Dany Faynot
À l’époque, je pratiquais le Karaté et le Nihon Taï Jutsu, ainsi que le Kobudo, que j’aimais beaucoup, car pour moi le travail des armes manquait au Karaté. Quand j’ai découvert les Arts Martiaux Philippins j’ai arrêté le Kobudo.
Le Kobudo est structuré avec des Kihon et des Kata, comme en Karaté, et j’en avais assez de ce côté « forme ». Dans l’Arnis, ce sont des principes qui gouvernent, les armes sont plus contemporaines et cela m’attirait. J’étais déjà sensible à l’aspect « Self-Defense ».
Tu as aussi été en Chine rencontrer le maître de Yi Quan, Cui Rui Bin…
C’était en 2008, ma première rencontre avec les arts internes. J’étais parti en Chine avec Michel Tournerie. Trois semaines d’entraînement 6 jours sur 7, 6h par jour et 2h30 de posture [de l’arbre] par jour. La première semaine je me suis dit : « mais qu’est-ce que tu fais là ? »
C’était une expérience difficile ?
Il y a un certain côté ingrat. Là-bas ils pratiquent exclusivement leurs gammes : Zhan Zhuang (la posture), Shili (tests de force), Mocabu (la marche) et de temps en temps du Tuishou (poussée de main).
J’ai pris ce que j’ai pu pour faire le documentaire, mais lors de la pratique je ne ressentais rien. C’était très compliqué pour moi. Mais quand je suis rentré je me suis rendu compte que je n’avais plus mal à ma cheville, plus mal au dos et que je me sentais plus dense dans ma pratique du Karaté. J’ai compris qu’il y avait eu un transfert. Je continue donc à faire ma posture presque tous les jours. Je suis reparti plus de 2 ans après, pour avoir des images supplémentaires et certaines réponses martiales qu’il me manquait.
Que permet le travail de la posture selon toi ?
Cela m’a appris à travailler avec le dos, à avoir un maintien ostéo-articulaire plutôt qu’uniquement musculaire. Le challenge est de conserver cela dans le mouvement, puis dans le travail avec un partenaire.
As-tu pu ressentir les techniques de Maître Cui Rui Bin ?
J’ai pu faire du Tuishou avec lui. L’échange est très harmonieux, on ne sent rien… Et d’un coup on se fait emporter et on décolle du sol !
Tu as également pratiqué sous la direction de Christian Tissier.

Un ami m’avait emmené à l’un de ses stages. Au bout de 10 minutes j’ai été repéré « Tu es Karatéka toi, non ? » Ça n’a pas loupé, j’ai été pris comme partenaire. « Envoie un Mawashi Geri, vite et puissant » Comme je ne savais pas du tout ce qui m’attendait, j’ai pris un vol ! Je savais chuter, mais pas extrêmement bien. Comme j’étais jeune, c’est passé. Ça marchait bien, ça m’intéressait.
Le fait que je sois Karatéka, ils savaient que j’attaquais vraiment. Cela gênait certains partenaires. Alors j’attaquais plus doucement, mais j’attaquais vraiment. Attaquer hors distance ou à côté, ça n’existe pas !
Tes partenaires appréhendaient l’opposition ?
Oui, mais dans le Karaté tu as un peu ça aussi. Dès que tu as quelqu’un qui est un peu rude en face, cela effraye.
En Karaté nous avons ce qu’on appelle « le contrôle » : tu lui fais mal, mais tu ne le blesses pas. Mais pour certains, le contrôle consiste à ne jamais toucher… Et cela devient très vite biaisé puisqu’on n’attaque plus vraiment…. Du coup le partenaire peut avoir l’impression que ce qu’il fait fonctionne… C’est très gênant, mais ce problème touche tout le monde. Les gens n’ont pas envie d’avoir mal et ils veulent que cela marche tout de suite.
La douleur est-elle indissociable de la pratique ?
Ce n’est pas le but, mais il faut en passer par là. Quand tu joues de la guitare, avant d’avoir des cals sur les doigts tu as mal…
Un de mes amis était batteur international. Il m’a dit : « il y a eu des moments où je ne pouvais même plus tenir mes baguettes tellement j’avais mal aux mains. Quand je raconte ça à mes élèves, ils me regardent ahuris. Ils ne me comprennent pas ».
Y a-t-il d’autres maîtres qui t’ont marqué ?
Bien sûr il y a Oshiro Senseï. Quand il a appris que j’avais fait un documentaire sur les Arts Martiaux Philippins il m’a proposé de l’accompagner à Okinawa et de me présenter son maître de Goju ryu : Kiyuna Senseï.
À 88 ans je n’arrivais pas à le faire bouger… Il est dans un autre monde, à un niveau stratosphérique. Son investissement est immense. Il a perdu 10 kg par choix, car il trouvait qu’il était trop dans le « go » (le « musculaire ») et voulait être davantage dans le souple, le « ju ».
Tu as également rencontré Kinjo Senseï en Uechi ryu…

Il est reconnu l’homme le plus fort d’Okinawa. Il se fait casser des battes de baseball sur les orteils.
J’ai pratiqué Sanchin Kitaï, le Kata où tu te fais frapper, bousculer, afin de vérifier tes postures et pour t’endurcir. Il a été gentil avec moi, il m’a juste secoué ce qu’il fallait pour me montrer ce qui n’allait pas. Bon, j’ai quand même mis 2 semaines à remarcher normalement après le cours (rires) ! Mais quand j’ai vu comment il faisait avec ses élèves je me suis dit « heureusement que je ne suis pas à leur place, je perdrais une jambe ». Des frappes puissantes dans les jambes, la gorge, etc. Je me suis dit « mais comment font-ils pour résister à des Low Kicks pareils ? » Cela m’a fait beaucoup m’interroger…
Comment vois-tu le MMA (Mixed Martial Arts) ?
Je trouve cela très intéressant.
Quand j’ai arrêté la compétition classique on commençait à arrêter de frapper. C’est aussi pour cela que j’ai arrêté la compétition et que j’ai fait un passage par le Full Contact.
Quand sont apparus les championnats de France « Jutsu », avec coups de genoux, projection, sol, etc. j’avais 30 ans, je ne me sentais pas rouillé et j’ai eu envie de me tester… J’ai fait mon année et je suis revenu avec une médaille d’or : ma dernière compétition.
C’était un peu le MMA de l’époque ?
En quelque sorte… Note que le MMA a beaucoup évolué par rapport à ses débuts. Les premiers combats de l’UFC, c’était de la boucherie. Voir quelqu’un à moitié K.O. se faire frapper par terre avec le talon ça ne me plaît pas trop…
Mais aujourd’hui le MMA ça peut être très beau. Les adeptes ont une qualité technique impressionnante ! Ils sont bons en pieds-poings, mais savent aussi travailler au corps à corps et au sol. D’un point de vue sportif je trouve ça excellent ! Mais ça reste un sport…
Où se place la frontière pour toi ?
À partir du moment où tu as un arbitre et des règles c’est un sport ! Bien que ce soit brutal, c’est un sport. La violence échangée va dépendre du combat en lui-même et non des règles.
Et pour appliquer le MMA en situation de Self-Defense ?
L’avantage c’est que le panel technique est très complet. Et un bon coup de poing dans la figure, c’est toujours un bon coup de poing dans la figure. Dans la rue ou avec des gants, le geste est là. Mais il y a un changement de contexte qui fait que tu ne vas pas amener les techniques de la même façon.
En revanche, on ne peut pas dire « je sais tout faire et je peux passer partout ». Il y a des gens qui sont des spécialistes de chaque chose. Un spécialiste de la Self-Defense n’est pas un spécialiste du combat de guérilla.
C’est vrai qu’on peut avoir tendance à voir le combat comme un tout alors que chaque type d’affrontement est différent

Un combat de survie, ça n’est pas la même chose. En Arnis par exemple, on a des modules « survie ». Tu es seul, au couteau, contre trois personnes, armées de couteaux, qui veulent te planter. Pour ajouter de l’émotion on crée un scénario où tu visualises que derrière toi il y a tes enfants qui, si tu meurs, seront transformés en esclaves sexuels. Donc tu te mets dans la tête que, si tu ne tues pas ceux qui te font face, tes gamins auront une vie horrible.
Rien à voir avec la Self-Defense en effet…
Oui, cette perspective change tout. Tu n’es pas dans le monde de la Self-Defense où un petit loubard te menace avec son canif pour obtenir ton portefeuille. Auquel cas tu donnerais ton portefeuille et il s’en irait. Tu ne prends pas le risque, même s’il s’agit de donner les clés de ta voiture : qu’il la prenne !
Quand tu n’as pas le choix et que le gars veut te planter il faut réagir et… c’est tout autre chose…
Donnes-tu beaucoup d’explications durant tes cours ?
J’explique toujours le pourquoi des choses. Même à un débutant. J’essaie d’apprendre aux élèves à chercher constamment à quoi va leur servir ce que l’on fait. Quand on a un but à atteindre c’est tout de même plus facile ! Nous ne sommes pas des orientaux capables d’agir simplement parce qu’on nous le dit. « Tu comprendras plus tard » ne marche pas chez nous. Il faut avoir une foi inébranlable dans l’enseignement, dans l’enseignant… C’est très rare.
Pour moi c’est très important d’expliquer les choses. Dans mon dojo, une ceinture blanche va pratiquer des Bunkai dès les premiers cours… Avant tu ne faisais pas de travail à deux avant 6 mois ! Le but est qu’il comprenne ce qu’il fait dans le vide.
Dans l’enseignement, comment arrives-tu à emmener les gens ?
Je pars du principe que c’est un entonnoir inversé. Au début je prends très large. Tous ceux qui ont envie de venir sont les bienvenus. Et après, petit à petit il faut qu’ils rentrent dedans. Ils vont alors devenir de plus en plus fins, précis et rentrer dans un moule que j’appelle « celui du Budoka ».
Je n’essaie pas d’en faire des Karatékas, j’essaie d’en faire des pratiquants. Je sais que les élèves, tu ne les gardes pas éternellement et qu’un jour ils partiront peut-être faire autre chose. Je leur donne donc les moyens d’évoluer par eux-mêmes, de se poser les bonnes questions, de faire les bons choix, d’être autonomes.
Merci Lionel
Cet interview est initialement parue dans Self & Dragon Magazine Spécial Aïkido #8